J'écris ces lignes le lendemain de la diffusion sur France 2 de l'extraordinaire documentaire intitulé « le jeu de la mort ». L'idée du réalisateur était de reprendre les principes de la fameuse expérience de Milgram et de les transposer dans le milieu du jeu télévisé trash, dont les normes s'imposent à quelques chaînes avides d'audience. Superbe documentaire, très éprouvant et à la fin duquel on ressort, épuisé nerveusement et angoissé, évidemment inquiet sur sa propre nature.
Rappelons que l'expérience de Milgram consistait à faire croire à des cobayes humains, volontaires, qu'ils envoyaient réellement des décharges électriques à un candidat moins chanceux qu'eux, supposé avoir tiré le mauvais numéro, se retrouvant dans le rôle du questionné. Le questionné était en fait complice de l'expérience, ne recevait aucune décharge. L'expérience consistait en fait à observer le degré de soumission d'un citoyen lambda, chargé de soumettre à la question une personne innocente, qu'il ne connaissait pas, et, en cas de mauvaise réponse, de le punir par des décharges de plus en plus fortes. Dans l'Amérique des années 60, 65 % des cobayes acceptaient de se transformer en bourreau, sous l'autorité d'un scientifique en blouse blanche, et d'infliger des décharges, explicitement douloureuses, puis mortelles.
La transposition d'hier dans le domaine des jeux télévisés a donné des résultats inattendus pour les expérimentateurs : le taux de soumission ultime, c'est-à-dire de personnes qui sont allées jusqu'à pousser la dernière manette, était de plus de 80 % Que s'est-il passé, pourquoi une telle différence ?
La conclusion du documentariste et des psychologues qui ont aidé à construire le programme, est que la télévision, par le fait notamment qu'elle est la deuxième activité en temps consacré après le sommeil et avant le travail, est pourvoyeuse de normes, préceptrice de comportements depuis maintenant quarante ans, qu'elle arrive en cela devant les religions et les pouvoirs politiques. En bref, c'est une entreprise décérébrée de totalitarisme. Un totalitarisme doux, mais bien réel. Sa capacité à soumettre les personnes dépasserait beaucoup de systèmes affichés comme totalitaires.
Si j'ai trouvé que le raccourci était un peu rapide, il n'en reste pas moins que les témoignages des candidats, leurs réactions, soulignaient à quel point nous sommes des individus fabriqués par et pour la soumission. A la lecture d'un entretien de Libé.fr avec Laurent Bègue, professeur de psychologie sociale à l'Université de Grenoble où il dirige le laboratoire universitaire de psychologie, il apparaît que l'expérience de Milgram, reprise dans plusieurs pays et auprès d'un grand nombre de personnes selon des modalités variées, a pu générer des cas de soumission allant jusqu'à 90 % ! La télé n'est nullement un système spécifiquement totalitaire, selon lui. Pour Laurent Bègue, la démonstration de l'émission d'hier est que l'expérience de Milgram fonctionne aussi dans le milieu télévisuel, mais rien de plus. Enfin, pour un type comme moi, je peux me raccrocher à un de ses commentaires : « Dans les rebelles, nous avons des hommes et des femmes de gauche: être à gauche, c'est lié à la rébellion. Ou avoir participé à des grèves, des manifestations,. Les rebelles dans la vie le sont plus dans l'expérience ». ce que le réalisateur ne pouvait bien sûr pas assené dans l'émission. Il évoquait seulement que le refus, ça s'apprend.
Un regret cependant, à moins que le débat qui suivait (j'ai abandonné quand Morandini est venu défendre la télé-poubelle) ait abordé le sujet : quelles étaient les pensées du public invité ? Public persuadé qu'il assistait bien « en vrai » à un jeu télévisé où l'on torturait quelqu'un et, enfin, où quelqu'un pouvait mourir. Nous avons vu une foule « chauffée » professionnellement, hurler sa satisfaction après la dernière décharge envoyée, applaudir à la mort d'un innocent. Je ne sais pas si la télévision est un système totalitaire qui s'ignore, mais en tout cas, hier soir, ce que j'ai compris, c'est que nous étions prêts pour l'accepter.