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Les voix du passé

Un très précieux ami, premier lecteur à haute voix du « Baiser de la Nourrice », grand lecteur en général et écrivain secret, revient souvent sur cette idée que, quelque effort qu'on fasse, il existe une impossibilité de faire revivre la pensée des hommes d'un temps révolu, que le langage, même le plus scrupuleux par rapport à l'époque donnée, est toujours impuissant à en convoquer l'esprit. J'ai voulu, par les mots qui suivent, faire partager mon expérience et ma conviction que, si je partage sa certitude, en ce qui me concerne, l'impuissance n'est pas si grande, et ses implications dans le projet littéraire, minime.
C’est que nous savons bien, lecteurs et auteurs, qu’aucune fiction ne peut retrouver la vérité d’un ressenti dans le passé. Cette règle tacite, expérimentée par chacun au quotidien, quand il s’agit de raconter un souvenir (est-on dans la vérité de ce qu’on a ressenti alors ? Impossible, et même impossible de le savoir), est partagée « naturellement ». Personne n’est dupe du fait qu’une fiction ne peut (et comment le pourrait-elle ?) décrire la vérité d’une émotion ressentie par une personne défunte. Aucun auteur ne le prétend, je pense. Il peut éventuellement s’acharner à un vérisme, mais dans le seul but de rendre son propos plus vivant (lisant je ne sais quel bouquin médiocre, l’auteur me propose un moment de visiter les pensées de Moïse. Soit l’intention menée avec talent permet des digressions intéressantes, soit on en reste au spectacle de patronage et j’arrête de lire. J’ai refermé le livre). Tous nos grands auteurs ont été confrontés à ce dilemme (l’Hamilcar de Flaubert s’exprime en français -et alors ?). Madame de la Fayette explorant les affres affectives de sa princesse, évoque un passé déjà lointain dont elle ne connait finalement que des chromos et des relations édifiantes (la description initiale de la cour est à ce titre involontairement comique, avec cette accumulation de superlatifs pour décrire tel ou tel. On est dans la féérie, ou pas loin). S’est-elle condamnée à ne pas raconter son histoire ? Elle a fait comme les autres : elle a imaginé ; et nous, lecteurs, acceptons ou non cette élaboration. Mais, qu’on l’accepte ou pas, une chose est sûre : nous savons que les sentiments de la princesse de Clèves sont des fabrications, d’autant plus qu’elle est elle-même une fiction.
Un auteur récent, Laurent Binet, a fait un très bel exercice sur ce thème : dans « HhHH » il raconte Heydrich et les hommes qui lui ont tendu une embuscade en 1942, à Prague. Tout le long de ce livre captivant qui alterne « méta-fiction » (les coulisses du travail d’un écrivain plongé dans l’Histoire) et récit, l’auteur s’interroge sans arrêt sur ce qu’il a le droit de raconter, note scrupuleusement par exemple quand il décrit la voiture d’Heydrich le jour de l’attentat : « verte » (mais tous les témoins et les historiens disent « noire ». Il vérifie dans un musée, regarde la voiture sensée être celle de l’événement, la trouve définitivement verte. Et raconte son enquête sur ce point particulier, ses doutes, etc.), se reprend à chaque fois que, pris par l’élan de l’histoire, il prête des sentiments à ses héros, admet alors qu’il ne sait pas, qu’il n’a pas le droit de dire, etc. Et fait ainsi un livre d’un respect immense pour les hommes dont il a entrepris de raconter le destin.
Ensuite, la convention qui lie lecteur et auteur est valable sur un autre niveau. Bien entendu, jamais il n’est question pour qui que ce soit (ou alors nous sommes dans un travail d’histoire, un mémoire solidement étayé) de prétendre raconter la vérité stricto sensu d’une époque. C’est déjà complexe quand il s’agit de parler des années 70 ou de la guerre d’Algérie ; on comprend bien que c’est impossible pour la bataille d’Hastings ou les débuts de l’âge de pierre. Évoquant le passé (ou le futur, le principe est le même), nous ne parlons jamais que de notre époque. D’ailleurs, une histoire n’est intéressante que par ce qu’elle dit de notre vie, au moment où l’écrit est produit. Là aussi, le lecteur le sait bien. Et c’est bien cette approche, cette forme détournée d’exotisme, qu’il est venu chercher. Quand Pierre Michon raconte la construction du Mont Saint-Michel, qu’ai-je à faire qu’il soit au plus juste des pensées de ses protagonistes (personnages historiques pour certains mais dont on ne sait presque rien) ? Il m’importe d’être au contact avec ce qu’on peut imaginer des préoccupations de l’esprit d’un temps révolu, pétri d’une autre culture (cela, l’historien le peut). Ensuite, à l’écrivain de jouer, et de me proposer un fonctionnement crédible, mais surtout, sensible à la vie d’aujourd’hui.
L’écrivain sait bien que le passé est muet, disparu, impossible à retrouver, et le faire revivre ne peut être qu’affaire de fiction, avec les réserves qu’elle amène. Proust l’a bien compris, qui raconte un passé où il n’est lui-même qu’à des degrés divers. Toute une vie crédible, peuplée de personnages tangibles, traversée d’événements probables, mais une fiction.
Pour ma part, dans ce fameux roman que j'ai entrepris et qui se déroule au 19ème siècle, comment est-ce que je me situe ? J’essaye de me mettre tout de même dans l’ambiance de l’époque. Et si c’est impossible, fondamentalement, je m’appuie cependant sur plusieurs critères : les récits contemporains, la littérature abondante où les moindres atermoiements psychologiques sont le matériau des Balzac, des Flaubert, des Zola, des Maupassant ; la correspondance familiale, les journaux intimes, (je me méfie de la presse et des gazettes)… Avec cela, voilà de quoi ne pas trop s’égarer. Je ne place pas de propos révolutionnaires dans la bouche d’un jeune métayer inculte, je ne donne pas à mes bourgeois provinciaux de compétence critique sur l’art le plus à la pointe de leur temps et dont ils ignoraient pratiquement tout, je ne cite un événement que quand il est avéré que la presse de l’époque en a parlé, au moins quelques jours avant. Je ne fais paraître aucun personnage connu, ne prête pas de sentiments à des personnages ayant existé. Dans le roman, tous ceux dont j’explore les passions sont des personnages de fiction. Et leurs émotions ne sont jamais contradictoires ou anachroniques avec celles que les auteurs cités plus haut ont déjà prêté à leurs protagonistes. Si Alma est une oie blanche en apparence, c’est parce que l’époque s’acharne à en fabriquer selon des modèles affichés et promus, mais que cette édification n’empêche nullement de conserver, au fond, une âme en colère prête à revendiquer sa juste place. Si Charlemagne est un jeune entrepreneur matois et hyperactif, violent parfois, monarque sur son domaine, c’est que toute une littérature de l’époque m’en offre l’exemple, etc.
Enfin, selon moi, le problème que tu soulèves (je m'adressais là à mon ami) avec tant d’acuité et de passion pourrait bien être un faux problème. En effet, s’il n’existait pas des remuements identiques, universels, intemporels, si l’âme humaine n’était lisible qu’en fonction de son époque, ni Molière, ni Homère, Virgile ou aucun autre ne nous seraient restés, et aucun ne nous paraîtrait proche, à jamais.

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