Une clameur s’éleva, croissante. Le cœur battant, Kargo entendit enfin nettement un cri hystérique : « Des enfants ! » Comme les autres, il abandonna sa file, rebroussa chemin et joua des coudes pour s’approcher. Dès les premières rumeurs, les gardes avaient quitté leur poste pour s’imposer au milieu de l’esplanade et dégager la place. Le cercle s’élargit, les cris devinrent murmures, des gens s’agenouillèrent. Kargo ne vit rien tout de suite, mais il entendit d’abord de petits cris qui pouvaient bien être des rires. Les voix si légères, si fragiles enflèrent ; un groupe de femmes, devant lui, se prosterna d’un bloc, comme une vague qui s’effondre, et Kargo les vit : guidés par des soldats puissamment armés, de tout petits hommes avançaient maladroitement. Des enfants !
Kargo n’en avait jusqu’à présent vu que des représentations, mais cette vision directe procurait une sensation neuve, indescriptible. Les minuscules visages se bousculaient, dodelinaient comiquement ; démesurés par rapport au reste du corps, étonnamment gracieux. Cela provoquait le rire en même temps qu’une onde de chaleur qui poussait de bonnes larmes aux paupières. Certains enfants décochaient des sourires au passage ; d’autres, intimidés par la foule nombreuse, restaient accrochés aux mains des soldats et affichaient une mine sérieuse qui inspirait des réactions attendries et bienveillantes. Kargo éprouvait une sensation exaltée et, autour de lui, la foule s’enivrait de tendresse, hypnotisée. La seule apparition des enfants avait jeté sur le sol, en position de prière, des milliers de personnes fascinées. Il devait y avoir une quarantaine de garçons et de filles. Un vieillard, dans l’assistance, estima qu’ils ne devaient pas avoir plus de trois ans, ce que contesta une voix anonyme, un peu plus loin, qui parla de cinq ans. Des pénitents leur demandèrent de se taire. Kargo était bouleversé comme il ne l’avait jamais été. Il aurait voulu pouvoir être assez près des enfants pour en toucher un, ou le frôler, sentir son odeur au moins, et plonger juste une seconde dans un de ces regards trop vite passés ; mais le petit groupe s’éloignait déjà, laissant au cœur de chacun une blessure étrange, très douce. La foule immobile demeura ainsi jusqu’à ce que les enfants aient disparu, à l’autre bout de l’esplanade, derrière le mausolée. Les touristes se questionnaient, pronostiquaient leur direction, le but de leur visite. Lentement, la tête ailleurs, on reconstitua les files d’attente pour pénétrer dans le monument.