Sous un ciel sans étoiles, flottant sur une mer invisible, Le triomphe de Rama était seul dans la nuit survenue. Nous avions allumé la lanterne de proue et tous les lumignons disponibles, que nous avions suspendus aux lisses. Nous lancions à tour de rôle de longs appels de trompes, à en perdre le souffle. Nos regards désespérés scrutaient les ténèbres complètes autour de nous, espérant un écho, une réponse. Mais pas d'autres lumières, aucun témoignage d'une vie sur l'unique. La plus grande flotte jamais lancée sur les eaux semblait avoir été engloutie. De toutes nos forces, nous résistions à cette idée. Nous étions sur le pont autant de paires d'yeux concentrées au point de faire naître des mirages. Parfois une voix perçait la nuit, poignardait les cœurs : « Là-bas, un fanal ! », nous nous précipitions. Mais il s'agissait d'une étoile brusquement découverte par un caprice de nuage, et nous restions, incertains, voulant croire, à interroger cette flamme vacillante, cette âme bleutée vite estompée. Il n'y eut bien que l'abattement, la consommation ultime de toute énergie, qui nous contraignit à abandonner la veille et à nous effondrer, mon prince et moi, l'un contre l'autre, quelque part sur le navire. Les autres firent de même. Nous avions compté nos morts, estimé le saccage de la tempête sur notre nef. Cela, nous y étions préparés, cela nous pouvions le supporter, mais perdre tous nos pareils dépassait notre capacité à mesurer les contours du malheur.
Extrait des "Nefs de Pangée"