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La Grande Sauvage - Extrait

Martin laisse s'éloigner le gamin, flatte ses vaches, s'arrête où l'herbe est régénérée. Il s'assied un peu à l'écart. Après un temps, il est surpris de sentir en lui venir une anxiété. La voir surgir, plutôt, comme montée de la terre avec une sensation de fraîcheur soudaine. La journée va s'écouler, c'est la certitude, oui, la journée va passer, traduire sous ses yeux les ombres et les éclats entre les feuillages, ramener le troupeau plus sûrement qu'un ordre vers l'étable, et ce sera une journée d'achevée. L'angoisse incompréhensible qui le tient à présent, et occupe entièrement sa pensée, est celle du lendemain exactement semblable à ce jour qui s'abîmera, inévitablement, dans la succession de la traite du soir, des Vêpres et du coucher. Des jours identiques malgré la variation souveraine des saisons. Des jours recommencés après la brève interruption du sommeil. Il lui est venu l'idée de calculer combien de temps ce manège durerait. La reine sur son paon, tournant dans le carrousel, sa majesté qui décrit la rotation solaire, revient sans fatiguer. Combien de temps ? Martin est troublé. Il accueille ce trouble sans lâcheté, avec de la reconnaissance, car il se sent élevé par le questionnement qui vient de le traverser. Dans son application à explorer cette pensée, les jours lointains de sa petite enfance lui semblent une farandole précipitée, une théorie d'heures vives, comme une course au milieu des frimas. Une course parmi les chiens. Ces accélérations qu'il a connues et aimées, où s'élevait la pulsation des sèves et des humeurs de la pluie. Il se dit que son présent n'est pas mal, bien sûr, mais la perspective de la litanie prévisible des jours renouvelle l'angoisse née tout à l'heure. Il en reconnaît les sourds accents, les propriétés vaguement maladives. S'en repaît et se surprend à y trouver plaisir. Il n'est pas fruste. Les leçons des précepteurs, les fragments de savoir saisis malgré qu'il avait lui-même peu conscience de les avoir assimilés, se manifestent, articulent leurs formes avec les délicats contournements de ses réflexions, éclairent des niches, rendent lisibles et intelligibles la mesure des choses. C'est qu'il y a, découvre-t-il, une mortalité de ces jours routiniers, il y a un terme. C'est une manière d'aube qui se profile ou plutôt se devine à peine derrière une montagne, mais cela devra arriver, aussi inéluctablement que les Vêpres ce soir, aussi certainement que le coucher. Il y aura un jour, après. Ce n'est pas moins angoissant que l'épreuve inconfortable de se trouver au milieu d'un gué, mais enfin, c'est un point essentiel d'avoir compris que les phases de la vie connaissent des fins et sont donc annonciateurs de changements.

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