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Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 6

Dans la journée qui a suivi notre visite à Terret, Katrine avait trouvé une solution. Elle m'a présentée au petit peuple qui hante l'incroyable maison où l'on a pu m'héberger. Malvoisie. Un manoir, un château, en tout cas une énorme bâtisse hybride (médiévale, baroque, plus tous les styles intermédiaires) de cinq ou six étages avec enceinte crénelée et coiffe d'ardoise. Depuis que je suis là, je découvre des pièces chaque jour. Il m'arrive de me perdre. Vu de l'extérieur, l'ensemble est un délire avec tourelles d'opérette, lions modelés en ciment campés sur le perron, grande porte à double battant en chêne et ferrures larges comme la main. À l'intérieur les murs sont tapissés de livres, et l'architecture reproduit le délire du dehors, escalier monumental et hall de marbre avec copies de statues antiques. C'est le Xanadu de Citizen Kane, le palais de Howard Hugues, la villa Hadriana, le Neunschwanstein de Louis II, enfin une fantaisie de parvenu d'un mauvais goût tellement extravagant qu'il s'en dégage une esthétique, un gothique de cinéma outrageusement mis en scène, qui m'a fait éclater de rire à la première vision. Quand nous sommes arrivées au terme d'un long trajet, comme accouchées d'une forêt tout en broussailles (non, d'abord parler de la grille : démesurée ; avec des volutes forgées qui dessinent des grotesques, le vantail droit dégondé, basculé vers l'arrière comme enfoncé par un bélier du temps des assauts en cotte de maille, les deux vantaux totalisant la surface d'un appartement, l'appartement que j'habitais à Richeterre par exemple et ce n'était pas petit), quand nous sommes arrivées au bout de l'allée, que la forêt a lâché prise, un grand mur de grisaille et de lierre s'est avancé vers nous, ça occupait tout l'écran du pare-brise, Katrine m'a fait « Hein ? » avec la fierté de qui accomplit le rêve de l'autre. J'en étais bouche bée, je me suis tournée vers elle avec une mine incrédule et sûrement une forme de gourmandise, tandis que la façade nous happait dans son ombre. À cet instant, oui, comme Katrine quand elle a trouvé ce lieu, j'ai cru que tout serait facile désormais. Un endroit pareil, une telle outrance, assez d'exotisme pour faire le deuil de l'abbaye, de quoi me nourrir. Oui mais voilà, pas si simple. Pas si simple. Je m'étais documentée sur l'abbaye de Terret, j'avais étudié son histoire, sa fondation, la vie de ses concepteurs, ses plans, des photos, des estampes, des tableaux la représentant, j'avais conçu déplacements et personnages (des carnets entiers remplis de biographèmes à leur sujet) à partir d'elle et de la campagne autour. Sans jamais m'y rendre d'ailleurs. Cela faisait partie du défi. Tout concevoir sur le papier avant de confronter mon imaginaire avec la réalité du lieu. Mais voilà : plus d'abbaye, plus de lieu, plus de récit. Les personnages de mon roman vont rester entre leurs parois de papier.
    Malvoisie est habitée, hantée ai-je envie de dire, par une communauté permanente. Il y a Alexandre Cot, héritier de cet énorme machin, un vieillard silencieux dans son fauteuil roulant haute-technologie qu'il conduit à toute vitesse dans les couloirs interminables. À bord de ce véhicule bourré de gadgets et monté sur de grosses roues larges, il cabote parmi les statues et les guéridons en chantant, navigue dans le labyrinthe du rez-de-chaussée (les escaliers qui mènent aux autres étages ne sont pas équipés). Heureuse nature ? Pas vraiment, ce sont des chants sinistres, et il s'enferme souvent dans sa bibliothèque. Il y a plusieurs bibliothèques dans la maison, mais la bibliothèque où il passe des heures à travailler est la plus grande ; le centre du château il me semble (le point de gravité, le nombril ?). J'en reparlerai. Des infirmières viennent à tour de rôle trois fois par jour s'occuper de lui, le matin avant le petit déjeuner, en début d'après-midi et enfin le soir après le repas, pour le mettre au lit (je crois que monsieur Cot porte des couches). Plusieurs femmes donc, mais une infirmière plus souvent que les autres, on voit qu'elle a ses habitudes, elle claironne son arrivée, se déplace vite, file sans hésiter dans la bonne direction, les autres demandent leur chemin, on les retrouve dans un cul-de-sac, devant une porte condamnée ou fausse (il y  a des fausses portes à certains endroits, des moulures et panneaux, plaqués contre le mur, avec un loquet, une serrure, mais tout cela est collé à la cloison). Je n'ai croisé qu'une fois cette infirmière, un soir. Une trentenaire quelconque, petite blonde souriante à la voix douce, cheveux coupés au carré, habillée modestement. Il y a Madame Cruchen, Arbane Cruchen, quinquagénaire encore belle ma foi. Chignon argent, vêtue avec goût, sobre sans tristesse, jupes droites assorties à ses tailleurs clairs, des couleurs de brumes et de lacs, d'herbe sous le givre, peu de bijoux. Discrète, très racée, gestes de ballerine ou de geisha, enfin mouvements étudiés, mesurés, délicats, j'adore la regarder tourner une page ou soulever et plier une serviette. Régler une horloge. L'horloge Empire dans le vestibule qui relie le salon à la grande salle à manger, surtout. Madame Cruchen passe, glisse, ne s'arrête pas ou à peine, imperceptiblement, le temps d'un soupir, fait basculer la loupe de verre qui protège le cadran tandis que son poignet rapidement tourné lui dit l'heure de sa montre, elle pousse une aiguille du bout d'un ongle, replace la loupe et glisse plus loin, oui glisse. Cela ne prend pas plus de deux secondes. Une fugace chorégraphie. J'aimerais me cacher pour épier ce rituel. Je ne suis pas certaine du rôle tenu par madame Cruchen à Malvoisie, elle ne semble pas avoir de parenté avec le propriétaire, n'est pas non plus son employée ou une simple locataire ; il y a une complicité ancienne entre eux, c'est manifeste. Je l'ai vue ricaner à une phrase un peu confuse de monsieur Alexandre. Une familiarité surprenante. Le pauvre a rougi. Je l'ai trouvée cruelle alors, mais elle a incliné son visage, a souri gentiment au vieillard qui s'est immédiatement rasséréné, et toute tension s'est évanouie. Elle a une aura évidente, beaucoup de charme, a dû faire des ravages naguère. Elle organise le quotidien, gère les petits problèmes (et les plus conséquents, j'imagine), distribue le travail au couple de gardiens qui vit dans une dépendance, comme autrefois. Les gardiens, plus très jeunes mais robustes, durs à la peine. Je ne connais pas leurs noms ; madame Cruchen donne du « Lucien » et du « Mina » avant de préciser la tâche qui attend la personne désignée. Mina est une métisse qui mêle les traits caucasiens et asiates, toute petite et silencieuse, concentrée. Lucien est un grand costaud bavard aux mains épaisses et aux longs favoris blancs. Si je parais autour de la maison et qu'il me voit, il suspend immédiatement son ouvrage pour m'expliquer en quoi il consiste et me faire partager son expérience en matière de fumures ou de greffes. Il a vite saisi mon oisiveté chronique et tient là une auditrice dévouée, qui prend le temps. Et puis. Et puis il y a Joël Klevner.

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