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Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 5

Prière de refermer la porte. Syrrha pousse l'inscription et découvre une nouvelle pièce. Une salle de bains étroite et haute, sonore. La troisième. Et comme les deux précédentes, celle-ci n'a pas été utilisée depuis des années. Il y traîne une odeur fade, entre salpêtre et poussière. Tout est recouvert d'une écume charbonneuse. Sous les écailles d'une vieille peinture jaune percent les vestiges d'un violet rompu où elle reconnaît une tentative d'imitation du porphyre. Les pellicules de l'enduit sont tombées dans la baignoire. Syrrha veut tirer le rideau de douche mais le plastique ancien casse au niveau des attaches. Hors de portée, une lucarne graisseuse donne un peu de jour. Un système aurait permis de l'ouvrir mais le câble est rompu à l'amorce de la mécanique. Elle sort de la pièce et referme, saisit le crayon qu'elle garde sur l'oreille et fait une petite croix sur la porte pour se souvenir qu'elle l'a déjà explorée. Sur son carnet, elle trace une croix similaire en bordure du rectangle qui figure le couloir où elle se trouve. Elle note Salle de bain jaune. Ensuite, elle renonce à aller plus loin et rebrousse chemin.
    Elle retrouve le grand escalier qui distribue les étages sur toute la hauteur de ce côté de la bâtisse. Passe sur chacun des quatre paliers devant une verrière à décor religieux en camaïeu verdâtre. Au pied de l'escalier dont la largeur est ici doublée par la confluence de la volée jumelle qui dessert une autre aile, elle s'engage au fond du vaste hall, dans le couloir qui s'ouvre sur sa gauche, et le fait résonner sur toute sa longueur avant de pénétrer dans un vestibule, où s'empoussièrent de grandes cages à oiseaux désertées. Là, elle pousse la porte du salon encombré de chinoiseries, paravents défleuris et vases aux ventres de bronze, qu'elle traverse pour atteindre la salle à manger, de l'autre côté d'un nouveau petit vestibule. La salle à manger est sans doute la plus grande pièce de Malvoisie. C'est un vaste rectangle qu'une énorme cheminée ouvre sur la moitié d'un pan. La hauteur extravagante des murs est rompue par une cimaise élevée à niveau de bassin, imitant le marbre, le reste est couvert d'un semis de fleurs pâlies, estompées au point de se fondre dans la couleur bleu délavé de l'enduit. Des blasons peints a fresco ornent les parties dégagées, entre des tapisseries fanées. Le plafond à la française, caissons ouvragés et poutres décorées de chevrons et de rinceaux alambiqués, en rajoute sur le pittoresque. On croirait un décor. C'est d'ailleurs en partie le cas, apprendra-t-elle.
    Syrrha est attendue. C'est l'heure du petit-déjeuner. Autour d'une table ronde, désolidarisée de l'interminable table du déjeuner qui longe la cheminée, ses hôtes sont là. Syrrha prend place face à madame Cruchen, comme chaque matin depuis qu'elle est ici. On prend vite des habitudes. À sa droite, monsieur Alexandre. Il appuie son bonjour d'un petit mouvement de tête, une révérence en réduction, puis, ratatiné souriant minuscule au fond de son énorme fauteuil roulant, il tend une grande serviette sur sa poitrine et se penche sur son bol. Syrrha remarque que la place de Joël est restée vide et que son couvert n'est pas dressé. « Monsieur Klevner ne descend pas aujourd'hui. Il travaille » dit madame Cruchen tandis que le vieillard aspire sa première goulée de thé. « Et vous, chère amie, que projetez-vous de faire aujourd'hui ? » J'aimerais travailler aussi, murmure Syrrah, elle murmure car aussitôt les mots jetés comme ça lui semblent sacrilèges, elle sait qu'elle ne pourra pas. Elle n'y arrive pas. Une semaine et demie ici, et pas une ligne, des journées stériles. Elle n'ajoute rien, se sent de mauvaise humeur, ça ne va pas, tout ce qu'elle avait conçu en relation avec l'abbaye ne fonctionne plus. Elle en avait eu l'intuition immédiate, mais surtout, malgré le décor invraisemblable de ce château qui devrait l'inspirer, elle se voit incapable de s'adapter à cette nouvelle donne et cela la rend furieuse. Qu'un autre écrivain, ici, à un autre étage mais pas si loin, puisse se plonger sans le moindre effort dans l'écriture, lui fait ressentir une pique de jalousie. C'est stupide et mesquin, elle se trouve laide d'être livrée à ce sentiment dégradant.

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