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Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 7

 

À Joël Klevner, qui lui demandait ce qu'elle comptait écrire pendant son séjour, Syrrha ne put rien répondre d'intelligible. Elle avait bafouillé. Alors qu'elle se croit, qu'elle se sait, par l'expérience d'années de maîtrise de soi, forte et solide, la sensation d'être jugée, de voir toute sa volonté devenir sable et s'éparpiller au sol est révoltante. Trahison intolérable du corps, démission. Un regard de ce garçon plus jeune qu'elle d'au moins dix ans, de taille médiocre, cheveu plat et visage quelconque, sans séduction, sans charisme, enfin l'allure d'un étudiant sans le sou, d'un livreur de pizza, d'un menuisier venu changer une latte de parquet, juste un regard de ce rustre et elle s'était retrouvée petite fille face à sa mère. Elle avait été soudain convaincue de sa propre imposture. Dans le secret de son cœur, elle enrageait. Mais voilà : « Vous comptez écrire quoi, ici ? », elle avait bégayé, dit que, que et bien, que, c'était compliqué, en fait, un autre lieu pour lequel, grâce auquel, enfin il fallait tout revoir et lui, le salaud, le prince, le seigneur, le plombier le manar sans vergogne avait souri, si peu mais souri, sans mépris, sans rien, politesse indifférente, Vous me direz quand vous saurez, c'était tombé comme une pierre d'une corniche. Et elle en avait été comme ça, plantée, le bout des bras collé au sol ; quand vous saurez ? Vous me direz ? Mais pour qui il se prenait, ce type ? Elle avait tenté un riotement, une réaction amusée et dédaigneuse, qui lui fit plus de mal encore quand elle en considéra le peu d'effet sur son interlocuteur. Il savait l'avoir blessée et s'en fichait, ni joie, ni remords (tu écris ? tu as cette prétention ? tant pis pour toi). Là-dessus, madame Cruchen avait enchaîné sur une formule de bienvenue et toute la population du manoir s'était retrouvée à l'intérieur pour compléter les présentations. Klevner s'était éclipsé avant que madame Cruchen n'ait révélé à Syrrha que le jeune homme était écrivain, lui aussi. Cette affreuse sensation d'être humiliée ne l'avait pas quittée pendant le trajet laborieux dans le dédale de Malvoisie, couloirs, escaliers, couloirs, vestibules, salons, chambres abandonnées, escaliers, couloirs et partout des étagères combles de livres, sur le sol des piles de bouquins, sur les meubles des livres stockés, marqués, cornés, d'autres dans des cartons étiquetés. Enfin après plusieurs étages et d'ultimes indications pour que Syrrha retrouve son chemin au retour, madame Cruchen avait poussé une porte devant elle sur une phrase écourtée par l'asphyxie de l'ascension : « Votre chambre. »
    La chambre de Syrrha était grande, haute comme toutes les pièces ici, déraisonnablement, pavée de tomettes érodées, meublée armoire et lit, plafonnée de poutres épaisses, murée de tentures ; encore un décor de film, elle cherchait quel film, un film épique des années 1960, peut-être Le Cid ou Les Chevaliers de la table ronde, elle remuait ses souvenirs de cinéphile, en tout cas on sentait une volonté de créer une atmosphère. C'était plutôt réussi d'ailleurs, on pouvait y croire, et puis les odeurs de cire et d'humidité, mêlées à un spectre de poussière, ajoutaient du crédit à l'ensemble. Les appliques électriques ringardes et leurs ampoules en forme de flammes de bougies, une armoire dix-neuvième, un secrétaire et un fauteuil Restauration sûrement apportés sur le tard comme une concession au confort, contrariaient le souci d'authenticité du décorateur initial.
    La fenêtre donnait sur le parc et sur des lointains grisâtres. Syrrha posa son ordinateur et ses calepins de notes sur le secrétaire, un beau meuble plaqué ronce de noyer, avec un abattant. C'était exigu, elle avait coutume de s'étaler. Enfin, elle se débrouillerait. Elle chercha sans succès une connexion internet, ce qui la déprima momentanément avant de trouver des raisons de s'en réjouir. Il y avait une petite bibliothèque aussi, placée vers la porte de la salle de bains, contre le seul mur libre. Quelques livres de la nrf, des éditions anciennes, sur ce joli papier ivoire. Une vingtaine d'ouvrages. La Ville d'Ernst Von Salomon, les lettres de Van Gogh à son frère (elle avait lu), des livres de Tanizaki (tous lus), Rouge Brésil de Rufin qu'elle connaissait mais pas Les Causes perdues du même, Hier soir à Varsovie de Rudnicki, Le Pigeon irlandais de Francis Stuart, Le Jour de la Comtesse de David Sahar, auteurs dont elle n'avait jamais entendu parler. Elle ouvrit le livre de Stuart pour constater que les feuillets n'avaient pas été coupés et ressentit à cette vision une incompréhensible tristesse.

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