Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 16

 

Puis tout s'est enchaîné. Il y a eu cette déambulation jusqu'à la bibliothèque d'Alexandre où nous avons apparemment surpris Joël Klevner, qui a refermé des cahiers à notre arrivée. J'ai ressenti un frisson. Il travaille donc là aussi. Bon, cela signifie que je ne pourrais pas venir, moi, pour écrire comme me le proposait Alexandre. Même s'il ne me cause plus le même malaise, je ne m'imagine pas écrire sous son regard. La grande pièce était sombre, trop peu de lampes allumées, ou peut-être un sentiment particulier qui m'a fait la percevoir telle. Des apéritifs étaient disposés sur une desserte. Drôle d'endroit pour une activité si salissante. Un verre à la main, Marc Antoine ouvrait certains livres en écoutant les commentaires de M. Cot. Il tournait les pages négligemment. Je ne comprends pas la désinvolture d'Alexandre. C'étaient de beaux ouvrages, parfois très anciens, avec estampes. Des doigts gras ou un verre renversé et c'était la catastrophe. Le goût du saccage ? Est-ce que les livres et leur préservation ne comptent plus pour lui ? Le fatum librorum, le destin choisira ceux qui s'en sortiront ? On a sonné à la porte, Alexandre a fait « Ah » et tous se sont retournés et sont devenus silencieux. C'était désagréable, ce silence. Manifestement, il se passait quelque chose que j'ignorais, on attendait encore des invités. Une invitée. L'infirmière d'Alexandre Cot. Celle qui vient le plus souvent. Je ne l'ai pas reconnue tout de suite. Elle s'était métamorphosée en femme fatale ou pas loin. Démonstrativement sexuée. J'en étais gênée. Non que je sois prude, mais je n'aime pas les procédés démonstratifs, les artifices de la séduction à ce degré me semblent toujours un peu pathétiques. Ou malsains, du genre qui cache la saleté, j'ai souvent remarqué la crasse chez les femmes très apprêtées. Surtout, cela me semblait hors de propos. Des talons aiguilles qui lui donnaient dix centimètres de plus. Sa coiffure démultipliée sous l'effet des boucles soigneusement construites. Une robe de soirée moulante, un décolleté infernal, des pacotilles aux oreilles et au cou, des lèvres terriblement rouges sur une face bronzée par le fond de teint, un parfum capiteux (disons poivré, épicé, fort). Enfin, je n'aime pas ce jeu. Pour son partenaire, éventuellement, pas en public. Mais je semblais la seule à paraître indisposée par cet étalage de chair. Quand Mina a fait pénétrer l'infirmière dans la salle, quand la jeune femme a salué chacun d'une bise ou d'une poignée de main coquette, j'ai observé les réactions d'Arbane. Elle souriait, bienveillante, heureuse de voir une amie simplement. Je m'imaginais quoi ? Que Madame Cruchen était une rombière frigide, mal à l'aise avec la manifestation débridée d'une sexualité qui ne demande qu'à ? Une fille comme moi, quoi, voilà je l'ai dit. Non, Arbane n'est pas la madame Cruchen que j'imaginais. Voir cette belle plante onduler, déformer son décolleté à la moindre inspiration ne lui déplaisait pas. Surprendre les yeux égrillards et décevants d'Alexandre, de Marc Antoine, de Joël il me semble, des hommes présents, ne lui déplaisait pas. À moi seule, sans doute. Tous des chiens. Et les autres femmes, pas mal à l'aise ni amusées par cette attitude, mais carrément complices. L'une d'elles, fausse rousse aux articulations maigres – Charlène, ai-je cru entendre – saisissant toutes les occasions pour se coller à l'infirmière, minaudant, riant, prenant son mari à témoin. Et Arbane souriant à ce manège écœurant. Et le mari, un nommé je ne sais plus, quadra bien mis, mèche blanche sur le front, un peu épaissi à la taille, mais beaux yeux, beau sourire, séduisant ou l'ayant été, qui éclate de rire parfois, mais rien n'est drôle. L'infirmière racontait la cause de son retard : elle avait été remplacée quelques jours et pendant ce laps, Alexandre avait fait réparer la grande grille de la propriété. Il l'avait prévenue, on lui avait donné un code mais elle l'avait oublié, l'interphone était muet, elle avait téléphoné mais personne ne répondait, enfin elle avait pu contacter Lucien dans la maison des gardiens, qui avait fait le nécessaire. Rien de drôle, des embarras à peine risibles, anecdote vaguement cocasse. Mais les écouter rire à s'en étrangler, se taper sur les cuisses ! Je me sentais agressée, pas en place, étrangère. Après l'apéritif, Arbane a remercié Mina, une phrase vite jetée, impolie dans sa brusquerie : « Je m'occupe de tout à présent, partez ». L'expression de Mina à cette annonce, son soulagement ou je ne sais pas, elle est assez indéchiffrable cette femme, une expression inattendue en tout cas, entre le soulagement et l'inquiétude, une moue où je lisais Je préfère vous laisser, oui, mais que va-t-il se passer pendant mon absence ? Et puis le visage d'Alexandre au même instant, narines dilatées, joues rosies, afflux sanguin de l'excitation cannibale, quand Arbane a comme poussé Mina dehors. « Partez ». J'ai ressenti une brûlure au cœur à cet instant, est-ce qu'on peut dire partez à quelqu'un ? mais personne n'a pris garde à cette dureté. Ensuite, dans le couloir, toute notre petite troupe s'est dirigée vers la salle à manger, ça riait beaucoup, trop souvent, trop fort, à tout propos, qu'est-ce qu'ils avaient mis dans le champagne ? Dans leur champagne, ou alors je suis immunisée, parce que moi, je ne ressentais qu'une pénible angoisse. Les femmes marchaient devant, puis l'infirmière, encadrée par les maris qui lui donnaient le bras. Tout de suite derrière, Arbane poussait le fauteuil d'Alexandre qui n'a pourtant pas besoin de cette aide et moi je fermais la marche avec Joël Klevner. J'évitais de me tourner vers lui, mais quand je croisais son regard je voyais un jeune homme pâle, indécis, visage crispé. Devant nous, Arbane donnait de brusques accélérations au chariot de M. Cot, et les pieds d'Alexandre heurtaient alors les mollets de l'infirmière qui s'esclaffait en disant « Allons, monsieur Cot ! » sur un ton de reproche amusé, et les deux hommes éclataient de rire, et les femmes devant aussi, alors qu'elles n'avaient rien vu. Et Arbane ricanait, et Alexandre faisait sur un ton mielleux et faussement gêné : « C'est pas de ma faute, c'est pas de ma faute, hein. » L'infirmière avait des bleus au niveau des mollets. Nous nous sommes retrouvés dans l'immense salle à manger plongée dans la pénombre à cause d'un éclairage à la bougie. Une série de gros chandeliers alignés au centre de la table, d'autres sur une desserte, rien au delà. Le reste de la pièce vacillait, les murs et les tapisseries disparus, relégués dans l'obscurité. C'était lugubre. Il me semblait que la pièce avait changé. Je ne connais pas assez les lieux pour en être certaine. Ce n'était peut-être que la disposition des meubles ou juste des tentures différentes, l'obscurité, l'atmosphère du moment, enfin à mes yeux, c'était une autre salle où la nuit avait dévoré les murs. Chacun s'installa selon les instructions d'Arbane.

Les commentaires sont fermés.