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Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 17

 

Dans la nuit, je me suis réveillée. J'étais allongée sur mon lit. Il était une heure. On m'a portée ici et couchée sans me déshabiller. J'ai eu un malaise, mais j'étais consciente quand Joël et Arbane m'ont épaulée pour monter les étages. Je m'excusais, j'avais chaud. Je crois que j'ai vomi dans l'escalier. J'avais peu bu et peu mangé pourtant, je me suis demandé s'ils n'avaient pas tenté de me droguer, et puis non, je me connais, je sais que cela vient de moi, de mon corps qui a décidé de disjoncter. Cette soirée. Au réveil, je voulais rappeler Katrine, lui demander de me trouver autre chose, partir. Je ne suis pas sûre de ce que j'ai vu ou compris hier, tout était bizarre, mais il y a eu brusquement. Brusquement quelque chose. J'ai eu l'impression de disparaître, étouffée dans une nuit. Je connais cette sensation, je l'ai déjà vécue. Pas face au miroir, cela c’est autre chose. Pas face au miroir, toujours face aux autres. Je me souviens de cette vieille, à l'hôpital, qui avait arraché ses tubes et les avait mis à la bouche avec une gourmandise ignoble. Je me souviens du passage de La Pianiste de Jelinek, quand Erika se découpe le sexe avec des lames de rasoir ou du verre je ne sais plus, je me souviens de ce type, écrasé sous un camion, dans ma rue, et d'un chien venu laper le sang répandu sur le goudron, et qu'un homme l'avait chassé en hurlant, je me souviens de ces voisines qui racontaient à ma mère je ne sais quelle opération chirurgicale qui avait tourné au désastre sans prendre garde que j'étais là, gamine, à enregistrer le moindre détail. Chaque fois, j'ai ressenti ce malaise vagal, ce vertige affreux. Je me souviens de cette famille qui m'avait invitée et refusait que je parte, du père qui bloquait la porte pour que je reste chez eux, prenne un dernier apéritif et une dernière pâtisserie, pâtisserie huileuse et excessivement sucrée, il était tard, il faisait chaud, je suffoquais, et le père contre la porte m'empêchait de sortir, j'ai cru tomber folle, je me suis évanouie de la même façon.
    Je ne suis pas descendue prendre le petit-déjeuner, ce matin. Arbane est montée en cours de matinée, me dire que ma mère avait appelé, ce qui est accessoire, et surtout savoir comment je me portais. Elle a frappé, je n'ai pas ouvert. J'ai dit « tout va bien », et j'ai ajouté : « Je travaille ». Et à cet instant, je me suis rendue compte que c'était vrai. Je travaillais. J'avais commencé par coucher sur le papier quelques notes sur la soirée et puis les notes ont pris des allures de phrases, ça se construisait malgré moi, au delà de moi, ça cristallisait, les mots s'enchaînaient et surtout, une perspective se dessinait. Un projet. Voilà, quand j'ai remercié Arbane, sans doute figée derrière la porte, inquiète, j'ai réalisé que cette fois. Cette fois enfin, j'y suis. J'écris. Sur du papier. C'est pour cela que je n'ai pas saisi immédiatement que j'y étais. Depuis des années, je travaille directement sur le clavier d'un ordinateur. Là, j'étais en train de produire un texte sur des feuilles. Mais j'ai vu, j'ai compris, c'est bien de l'écriture cela, de la littérature, pas des impressions comme ici sur ce carnet. Du texte remué par un enchantement, qui vibre quand il est lu.

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