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Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 18

 

  « Au moins, on respire ici », lança Alexandre. Ils étaient dans le hall de Malvoisie. Ses dimensions, la fraîcheur qui y était retenue, la dégradation savante de la lumière, pouvaient créer cet effet de légèreté et d'espace, après la promenade sous le poids sec et violent du soleil, dehors. Syrrha connut même le sensation étrange que l'endroit était plus grand que d'habitude, à cause sans doute de cette impression de fraîcheur et de libération. Alexandre engagea son fauteuil dans la direction de sa chère bibliothèque. Syrrha hésitait sur ce qu'elle devait faire à présent : retourner dans le parc ou monter dans sa chambre ; faire le tour complet du château – tour qu'elle n'avait pas encore accompli – ou continuer d'écrire puisque cette fois, « elle y était. » Seule au pied de l'escalier, elle entendit la sonnaille de la pendule Empire du couloir, celle dont Arbane retouchait quotidiennement l'exactitude, par manie sans doute plus que par réelle nécessité. L'infirmière de M. Cot devrait arriver dans la demi-heure. Syrrha eut envie de savoir, eut envie de la voir, elle en ressentit même le besoin. Rester là, dans l'axe de l'entrée, assise sur les premières marches de l'escalier monumental et patienter, voir soudain la femme pousser la porte sans sonner comme elle avait l'habitude de le faire chaque jour, et saisir sur son visage une vérité. Lire en une fois dans l'expression de l'infirmière à son entrée ici, comment s'était déroulée la soirée de la veille. Une demi-heure, longue attente, mais elle ressentait le désir presque sensuel de surprendre le visage défardé, le corps rendu à la vérité vestimentaire de son métier, sa gestuelle adaptée à un nouvel enjeu, un autre rôle. Apprécier comment un corps se met à l'unisson des actes. Syrrha s'installa donc. Sur l'escalier, face à la porte. Arbane, qui traversait le hall, la salua avec gentillesse, lui demanda si elle allait mieux. Syrrha répondit simplement qu'elle avait écrit ce matin et que bientôt, ce soir sans doute, elle allait se remettre au travail. Mme Cruchen la félicita mais ne chercha pas à savoir ce qu'elle attendait là, ainsi postée, et Syrrha vit qu'il ne s'agissait pas de délicatesse mais d'une véritable absence de curiosité. Arbane poursuivit son chemin et disparut. Syrrha perçut la suspension de son pas, plus loin, le bruissement métallique du mécanisme de la pendule qu'Arbane révisait. Puis les pas reprirent et s'éloignèrent.
    Syrrah effectuait ses sondages dans la petite anthologie littéraire. Elle n'avait pas expressément peur de l'ennui, et mâcher le temps sur des heures dans l'oisiveté absolue ne lui posait pas problème. Mais elle avait eu l'idée qu'un texte, pris au hasard, pourrait se révéler cohérent avec le moment qu'elle vivait. Elle était souvent à l'affût de ce type de coïncidence. Elle sourit en découvrant que le dix-huitième siècle était considéré par l'auteur comme celui de la décadence de la littérature française, que Voltaire était habité par une « haine satanique du christianisme », que ses poésies « seraient son plus beau titre de gloire si l'on pouvait en séparer tout ce qui blesse la religion et les mœurs » et que Le Contrat social de Rousseau « contient en germe les principes outrés de la Révolution ». Syrrha abandonna. Rien ne faisait écho à son attente, à la sensualité de sa patience sur l'escalier et l'avidité avec laquelle elle voulait se repaître de sa vision. Elle aurait pu écrire, oui. Elle retrouva cette vibration singulière, cet agacement le long de l'échine qui marquait chez elle les prémices de l'élan scriptural. Mais la vibration était trop ténue pour la pousser vers le papier ; le temps de retrouver la chambre, elle se serait évanouie. Il est très difficile de saisir la pulsion de l'écriture au moment exact où elle va produire des effets durables. Parfois, comme ici, il est préférable de laisser doucement couler en soi ce frémissement, de le sentir s'atténuer et se dissoudre, et dans le même temps se répandre dans les nerfs et les muscles, irriguer comme un sérum chaque fibre du corps. Syrrha percevait en elle ce long travail du mal d'écrire, la nostalgie tendre qui existe à savoir que l'on pourrait écrire, à tenir en respect cette puissance pour mieux la libérer ensuite, quand elle serait inoculée dans le corps tout entier, chair complice enfin de la mutation qui se produit dans la pensée. Attendre. Ce serait mieux et plus fort dans un moment. Ce serait mieux et plus fort dès qu'elle aurait capté l'expression sur le visage de l'infirmière.
    Syrrha fixait la porte quand retentirent des pas dans l'escalier. Sans se retourner, elle sut que c'était Joël Klevner. Il était à côté d'elle à présent, debout, demanda : « Qu'est-ce que vous faites ? » C'était impossible à expliquer. Elle mentit : « Il fait trop chaud dehors, j'ai raccompagné Alexandre ici et puis je me suis posée au frais pour lire. Et vous ? vous n'écrivez pas en ce moment ? » elle eut simultanément ce sentiment de désolation car elle sentait dans sa question encore, une volonté de faire du mal et elle ne comprenait pas pourquoi. Mais Klevner sembla ignorer l'acrimonie de la phrase. Souriant, il s'assit à côté de Syrrha et, comme elle, fixa la porte d'entrée. Il raconta que sa séance d'écriture de la veille l'avait laissé exsangue ce matin. « Vous n'êtes pas resté avec les autres, hier soir ? » Klevner eut une moue indéchiffrable qui pouvait vouloir signifier qu'il n'avait pas envie d'en parler. Syrrha saisit l'occasion pour demander ce qu'il écrivait. Nouvelles, essais, romans ? Romans, essentiellement, dit Klevner ; je ne suis pas écrivain, je suis romancier, c’est la distinction que ménageait, je crois sans fausseté, Georges Simenon. Ce qui lui a permis de produire autant. Un livre en 4 jours, un livre en moins de deux semaines à l'époque des Maigret. Les dernières années, enfin les dernières décennies, il admettait n'écrire pas plus de trois ou quatre livres par an, avec plus de trac que jamais, et que les romans l'épuisaient. Quatre romans par an ! Je n'admire pas la prolixité mais j'admire la qualité dans la prolixité. Quelle générosité ! Quelle humanité ! « J'en déduis que vous produisez beaucoup vous-même » dit Syrrha, avec une pointe de cruauté, car elle était certaine que pisser de la copie à jet continu comme une machine, était une façon d'être mort et vain. « Simenon est imbattable sur ce terrain, ou Brussolo, éventuellement. » Il n'ajouta rien. Les joues de Syrrha la brûlèrent, elle sentit l'afflux de sang aux joues (Pitié, ne pas rougir encore !). Elle tenta d'enchaîner avec un propos anodin et de circonstance mais, prononçant ces mots, s'en trouva immédiatement humiliée : « J'ai repris l'écriture ce matin. » Elle avait dit cela avec une fausse tranquillité, une joie contenue que son interlocuteur pouvait prendre pour une intense satisfaction, une vantardise même. Et qu'il put l'analyser ainsi lui fit horreur. « Si c'est important pour vous, c'est très bien » dit le jeune homme. Ce n'était pas important. Ou si ça l'était, cela ne concernait qu'elle. Syrrha se mordit les lèvres ; c'est elle qui lui avait donné l'occasion de la blesser. Car elle était blessée. Comment s'en sortir, comment faire ?

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