Pieds nus sur les ronces - 18
Des coups de feu. Cela provenait de la forêt, hors des limites de la propriété du château. Enfin, c’est ce que j'ai d'abord cru. La chasse, je me suis dit : la chasse ; c'est la saison ou pas, je n'y connais rien, j'allais reprendre ma lecture ou plutôt mes sondages dans le livre que je tenais, des sondages seulement parce que ce n'était guère passionnant, une anthologie autiste et chauvine avec de rares extraits de littérature étrangère, remisés dans un ultime chapitre monté comme à regret, et tous faisant référence à la religion. Et puis, j'ai perçu un mouvement au bout de l'allée, je me suis arrêtée sur ce détail et j'ai vu une forme sombre et ramassée, j'ai immédiatement pensé à Alexandre et en effet. La forme venait dans ma direction, un carré noir qui progressait à un rythme régulier sur un bruit de moteur électrique crescendo, le carré noir s'est enrichi de détails en approchant, j'ai commencé à distinguer le contour de son fauteuil, un parapluie qui dodelinait au sommet, j'ai commencé à deviner le visage d'Alexandre et à comprendre qu'il était coiffé d'un chapeau foncé à larges bords et que le parapluie était emmanché sur le dossier. Et puis je vis qu'il avait un fusil posé sur les genoux et de grosses jumelles qui pendaient sur sa poitrine. Son sourire d'elfe a fendu la partie de son visage qui n'était pas dans l'ombre du chapeau. Il m'a saluée, demandé ce que je lisais mais je n'ai pas répondu, j'ai dit « C'est vous, les coups de feu ? Sur quoi vous tirez ? » Sur rien, il m'a dit, je tire en l'air, j'effraye les bêtes et les importuns. Malgré le portail réparé, il en vient toujours. Alors, vous lisez quoi ? J'étais tentée de m'arrêter sur cette réflexion bizarre, mais j'ai levé le petit bouquin qu'il a reconnu immédiatement, il a fait « Ah » avec une expression presque désolée « Vous avez trouvé ça. Ce n'est pas terrible. » J'ai confirmé et lui ai proposé de l'accompagner. Il rentrait. Moi, je me sentais mieux. J'avais respiré. Sa machine roulait assez vite malgré l'inertie du gravier meuble, et j'avais du mal à tenir le rythme. Nous sommes arrivés à la statue. Alexandre a devancé mes interrogations : « Elle paraît mutilée accidentellement, n'est-ce pas ? C'est un leurre, comme beaucoup de choses ici. » Puis il m'a expliqué que son père avait repris des éléments d'un de ses plus grands décors, construit en Espagne pour la Warner Bros, une énième version des Derniers Jours de Pompéi. L'original était en carton-pâte avec une découpe préparée pour simuler sa destruction sous l'impact d'on ne sait quel projectile volcanique, « ce qui est une hérésie historique puisque l'éruption du Vésuve était de type plinien, avec précipitation de pierre ponce très légère puis coulée pyroclastique (il m'a fallu réviser un peu pour restituer le discours du vieil Alexandre, et là je résume : c'était très complet), mais enfin que voulez-vous, le cinéma... Mon père a apporté le modèle en France et fait fabriquer une réplique en bronze. C'est Hermès, le compagnon des morts et inspirateur des rites hermétiques » et puis il a ajouté : « Dans la tragédie, notre trismégiste a perdu son pétase et son caducée. » Alexandre était visiblement satisfait, il avait son petit sourire. Je lui ai dit : « Tout ça pour me balancer trois mots érudits en une phrase... » il a ri, il a réfuté ma remarque de toute sa carcasse en riant : « Non, non, je vous assure », et puis on a continué. Au bout de l'allée, nous avons bifurqué. Alexandre ne souhaitait pas passer par la verrière. Par la grande porte, à droite ? J'ai appris alors que les deux battants qui semblent ouvrir le pied du donjon carré, sont aussi un trompe-l’œil. La réplique de la porte d'une forteresse dans un Robin-des-bois dont son père avait signé les décors « un des premiers films utilisant la technique de la peinture sur verre ». Trompe-l'œil également, une fissure qui semble prendre son élan depuis le sol et grimper sur la paroi jusqu'au faîte, à gauche de cette même porte. Les dimensions du parc – en tout cas dans le sens de sa profondeur – sont elles aussi trompeuses. Je n'aurais pas compris sans Alexandre, que les allées paraissent plus longues qu'elles ne sont en réalité. Un procédé de perspective forcée crée cette illusion. Même les buis taillés (Alexandre a parlé d'art topiaire. Mot que j'ai noté) suivent un dessin qui exagère leur réduction vers les lointains et accentue l'impression d'éloignement. Puis il a fait un geste de la main pour dire combien il trouvait cela puéril de la part de son père, s'en excusait presque pour lui. Je l'ai raccompagné et nous nous sommes retrouvés dans le hall sans qu'il m'ait demandé si j'allais mieux depuis mon malaise de la veille – des choses qui se font. De mon côté, je n'ai pas osé évoquer l'étrange soirée et la façon dont elle s'était terminée. J'avais ma petite idée. Ce n’est pas qu'une partouze sado-maso me répugne a priori, mais je trouve vraiment dégueulasse qu'on ait essayé de m'y entraîner sans me prévenir, sans solliciter mon avis. Je ne sais pas. Il ne faut pas que je remue ça. L'image de cette cage dans l'obscurité. Vraie ou fantasmée. J'étouffe aussitôt. Le placard où m'enfermait maman quand je piquais mes crises était à peine plus spacieux. Entre les barreaux au moins, on respire.