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Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 20

 

   Être lucide ne changeait rien pour Syrrha. Cela n'empêchait pas le rêve et l'excitation, la science factice des rapports en société, et tous les leurres par lesquels elle travestissait sa propre nature. La lucidité rendait seulement l'exercice de la tromperie plus navrant, parce qu'il lui était immédiatement et intégralement lisible. Ainsi, elle maquillait sa peur de déplaire à Joël Klevner par les artifices pourtant peu valorisants du mépris, de l'amertume, de la jalousie même. Ainsi, elle transformait le bref désir lesbien qu'elle avait pu ressentir, en une avidité purement cérébrale de la lecture du visage de l'infirmière dans l'hypothèse farfelue qu'elle y devinerait les stigmates de la soirée passée. Elle avait conscience de tout cela : hantise d'être méjugée en tant qu'auteure, sensualité où se confirmait sa bisexualité. L'obstination avec laquelle elle arrangeait des masques sur ses remuements premiers, contribuait à la désespérer. Surtout parce que, les percevant clairement, leur utilité pour son confort était douteuse. Lorsque Klevner avait conclu la conversation par son interrogation sur l'intérêt d'être lu, Syrrha avait été tenté d'admettre que c'était une bonne une terrible question, mais que la réponse qu'on aurait pu lui apporter n'aurait rien résolu. Elle avait en tête une idée selon laquelle on n’est jamais lu que par les lecteurs qui ont besoin de vous lire, ce besoin fut-il inconscient, mais l'infirmière ouvrit la porte à cet instant et ce germe d'idée disparut à jamais. L'infirmière salua les deux écrivains, bizarrement installés côté à côte sur les premières marches de l'escalier, et sans s'attarder se dirigea vers la gauche, une aile que Syrrha n'avait pas explorée et où se trouvait l'appartement d'Alexandre.
    Syrrha avait été happée par l'apparition du visage tant attendu, cette fois sans maquillage, sans apprêts sans atours, une figure reprise par la préoccupation du métier ; libérée cependant, décorsetée pourrait-on dire. L'infirmière offrit son profil et passa devant eux, jambes rapides, torse droit, élan à peine contrarié par le poids de sa mallette. Elle passa sourire aux lèvres crues, baissa le menton, gênée qu'on la scrute. Vision fugace, décevante pour Syrrha qui en avait espéré une révélation. « Je retourne travailler » avait renchéri Klevner en se redressant, comme pour appuyer la césure, briser le charme éventuel du moment, si d'aventure il s'était prolongé. Syrrha en fut encore irritée, ce qui la retint de s'exclamer « Moi aussi », confidence qui lui aurait paru infantile après l'énoncé de Joël. On n'imite pas les décisions des autres. Elle avait envie d'écrire pourtant, dès qu'elle fut seule se précipita dans les étages à la rencontre de sa chambre, de son bureau. Poussant la porte, installée devant son clavier, reprenant ses notes, elle eut le bonheur de retrouver l'élan du matin, et put écrire effectivement jusqu'au repas de milieu de journée, un peu décalé à cause du retard que toute la maisonnée avait pris, suite à la soirée de la veille.
    Tout le monde était, là, agréable, détendu. Alexandre évoquant sa correspondance avec un spécialiste de l'hexamètre, Arbane cherchant à le convaincre d'embaucher une personne de plus pour l'entretien du domaine, Joël évoquant la fatigue qui le saisissait parfois, à la perspective d'escalader tous ces étages pour atteindre sa chambre, et qu'on ne s'étonne donc pas de ne pas le voir souvent descendre de son aire. L'après-midi, Syrrha travailla encore, ne s'octroyant que de rares poses. Un récit s'élaborait à partir des premières pages, des prolongements apparaissaient, des thèmes se dessinaient, où elle reconnaissait ce qui dans l'abbaye l'avait inspirée. Il lui semblait qu'une boucle se produisait et que les pensées, si longtemps retenues, se déversaient dans le même fleuve, alimentaient le même courant. L'évidence dont elle avait tant besoin. Se succédèrent plusieurs jours de grâce. Le texte manuscrit était repris sur l'ordinateur. Ensuite, sur ce matériau, les premières coupes avaient été opérées, car on écrit toujours trop. Elle revint au plan de Malvoisie qu'elle avait malmené. Elle déplia soigneusement le patchwork dévasté, le recomposa, agrafa les pièces éparses et, le soir approchant, alors qu'elle avait déjà prévenu Arbane que cette fois, elle y était et qu'elle ne viendrait pas souper, elle résolut d'interrompre l'écriture pour alimenter les nouvelles perspectives du récit : elle devait poursuivre son exploration et passer à l'étage au dessus.

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