Pieds nus sur les ronces - 21
Au dessus de ma chambre, il y a un étage d'où part un escalier plus étroit et plus fruste qui mène aux combles. Les combles sont vastes, un grand squelette sonore et poussiéreux, cage thoracique soulevée haut par la carène d'une charpente complexe. Il y fait très chaud, très sombre. J'y respire mal. Postée sur le seuil, je distingue bien des recoins, des cloisons maigres et récentes qui sectionnent l'espace, mais je n'ai guère envie de m'aventurer jusque là. J'ai emprunté à Lucien une puissante lampe torche, mais à l'annonce de mon projet, il m'a conseillé de l'attendre, parce que certaines zones sont dépourvues de plancher. Il faut alors enjamber les interstices de solive à solive. Si on loupe cet appui, on pose le pied sur un briquetage ou de minces lambris qu'on risque de crever, direction l'étage du dessous. C'est mortellement dangereux. Cet interdit n'est pas un problème pour moi : j'ai réalisé que les combles inexplorées du château équivalent à la galerie haute, le triforium de l'abbaye, dans mon premier dispositif romanesque. C’est le lieu de l'indicible et du secret que je veux conserver tel car ne rien savoir des combles me permet un parallèle inattendu avec mon ancien projet. J'ai espéré alors pouvoir multiplier les correspondances entre Malvoisie et Terret, comme Alexandre tente des effets de miroir entre L'Iliade et L'Odyssée, mais j'y ai renoncé. Il me semble que ce serait par trop factice. Malvoisie est capable de m'apporter autre chose. Donc, sans projet de raccorder avec la structure dramatique de mon ancien livre, je me suis contentée d'aller explorer l'étage au dessus du mien.
Le palier est moins décoré que celui de mon étage. Les carreaux au sol y sont dépourvus de motifs, il n'y a pas de boiseries contre les murs et la verrière en vitrail des étages inférieurs a laissé place à une modeste fenêtre. Je suis entrée dans le couloir qui s'ouvre là. C'est le domaine de Klevner, là où il dort et travaille, le plus loin possible de l'activité des autres. J'avais vérifié avant de monter que Joël travaillait dans la bibliothèque, en bas ; malgré tout je marchais sur la pointe des pieds, cœur battant. Une gamine qui entre seule dans un lieu tabou et frémit d'être prise en faute. Des appliques vieillottes donnaient une lumière chétive, à peine distincte de la peinture fanée. Le ménage n'était pas fait ou de façon négligée, le sol était cendreux et taché. Cependant, le parquet craquait par endroits, je marchais le plus près des murs où j'avais remarqué que les lattes jouaient moins. La première porte sur ma droite était fermée. J'ai noté sur mon calepin une dimension approximative et suis passée à la porte d'en face, fermée elle aussi. J'ai avancé encore, avec la sensation régressive de qui s'aventure dans un lieu interdit, ventre noué. Enfin une autre porte. J'ai vu que la poignée en laiton était lustrée par l'usage, et l'interrupteur – qui fait un va-et-vient pour allumer le couloir d'ici – noirci en périphérie. Sûre d'avoir découvert la chambre de Klevner, j'ai manœuvré la poignée, la gâche s'est rétractée sur un bruit sec, la porte s'est ouverte. Je regardais dans le couloir de tous côtés. Réflexe idiot, comme si Klevner pouvait surgir brusquement sans que je l'entende approcher, sans que je perçoive ses pas dans l'escalier, la porte du couloir, le parquet qui gémit. Non, j'étais tranquille. Tout de même, je calculais le temps qu'il me faudrait pour que, l'écoutant franchir les dernières marches sur le palier, je puisse sortir de la chambre, refermer, me trouver dans le couloir avec une bonne explication de ma présence ici. Prudemment, j'ai poussé plus loin la porte. Une fenêtre face à moi distribuait un peu de jour, voilé par un drapé de tulle gris, fossilisé de crasse. Impression d'étrangeté, de tristesse. Une chambre qui ressemble à la mienne, les dimensions sont les mêmes, j'ai pensé qu'elle pouvait être élevée à partir des mêmes murs porteurs, qu'elles étaient à l'aplomb l'une de l'autre. Il y avait un bureau, plus modeste que celui en ronce de noyer de ma chambre, pas d'ordinateur, et le plafond est moins haut. Quelque chose n'allait pas. Un grand lit mais dépourvu de draps, une bibliothèque vide, ce qui est unique à Malvoisie. Des tapis usés par terre. Un fauteuil de velours cramoisi pareillement défraîchi, bras élimés. De la poussière partout. J'ai actionné l'interrupteur de la chambre et rien ne s'est passé. J'ai remarqué alors qu'un fil électrique pendait, décapité, au centre du plafond. Cette chambre n'est pas utilisée depuis longtemps. Le fauteuil, peut-être, avec son velours lustré et sa toile déchirée sur de la paille effrangée, accueillait-il de temps à autre quelque méditation, tout le reste semblait éteint et inerte. Je revins au couloir et fermai délicatement la porte. Plus loin, d'autres portes condamnées, une pièce enfin dont la porte voilée restait entrebâillée, inamovible, comme fichée dans le parquet. J'entrai. C'était une salle encombrée de meubles réformés, empilés dans tous les sens sans précaution et sans protection, et contre un mur, un amoncellement de cadres démontés. D'épaisses moulures aux ors ternis, de gros segments déboîtés et rangés en faisceaux, encordés par paquets, certains abandonnés à la poussière, d'autres enveloppés de tissus noircis, posés en diagonale contre un mur ou au sol à l'horizontale pour les plus grands. Sur l'un des montants laissés à nu, il y avait un cartouche. Je dégageai la pellicule opaque et trouvai le titre d'un des tableaux disparus que le cadre protégeait : « Ossian chante les vieux... ». Je crois que le dernier mot est « rois ». Ossian chante les vieux rois. Je ne sais pas qui est Ossian, il faudra que je demande à Alexandre ou que je fouille dans sa bibliothèque puisqu'il n'y a pas d'internet ici. Sans avoir l'air d'y toucher : je n'ai pas envie de lui dire que je fouille sa maison.
Face à cette grande remise, il y avait une porte plus large, de belle facture, avec un paillasson. C'est là, je me suis dit. La chambre de Klevner. J'allais saisir le loquet quand j'ai entendu un bruit, un froissement d'étoffe, et quelque chose qu'on déplace. J'ai eu un coup au cœur. Ensuite, j'ai réalisé que c'était trop lointain pour provenir de cette pièce. Le bruit s'est répété, accompagné de frottements indistincts et d'un craquement de parquet et d'une voix humaine. Je ne pouvais pas rebrousser chemin sans déclencher un concert de grincements. Et puis la peur me paralysait. Les bruits venaient, toujours également assourdis, de l'extrémité du couloir opposée à celle du palier, une partie dépourvue d'appliques, refoulée dans l'obscurité.