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Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 23

 

     Dehors, dedans, enfermée dans le vide qui me sert de monde où danser, je roule comme au creux, lovée dans une cavité ronde, l'échine arquée, blottie en position fœtale et je ne sais qu'une chose des hommes qui m'entourent. Une menace. Pour savoir et m'oublier, prendre les devants, être ailleurs et me projeter, comme enfant quand j'étais, enfant quand j'étais seule, seule à la maison, je m'évadais, ou plus si jeune, plus enfant, déjà adolescente, petite femelle avec tout le bazar qui se met en route quand on est ce modèle réduit de femme, je me mettais face au miroir, un miroir n'importe lequel pourvu que je sois seule, le miroir de la salle de bains de mes parents fonctionnait mieux que les autres avec sa surface qui m'englobait des cheveux à la poitrine, avec tout autour ses échos de faïence froide, un miroir donc, et j'entrais, fascinée, dans ce creux préparé par moi, concentrée sur la face plaquée contre le reflet. La petite femme, là, tellement exactement moi, me fixait de ses yeux durs, je la défiais, l'invoquais, je lui répétais mon nom obstinément, à voix haute tout le temps, sans m'arrêter très vite très vite, elle répétait pareil, disait comme moi au même moment mon nom dans le même mouvement de lèvres, disait mon nom et mon nom et mon nom et mon nom Syrrha des milliers de fois, des milliers de fois, Syrrha Syrrah et moi dans le miroir engourdi et elle face à moi à travers le tain du miroir, derrière la vitre enflait enflait, prenait une densité, une compacité un relief une vérité plus vraie que moi, sa face ma face prenait tout l'air dévorait tout, devenait une paroi magnétique et la clarté et les échos de faïence s'estompaient à la périphérie du visage, un nimbe obscur se formait aux limites de ma vision et d'un coup sans prévenir tout s'inversait, c'était la grande apnée, le grand plongeon, la grande trouille, soudain elle dans le miroir me regardait. Elle ! et moi je n'étais plus moi, enfin j'étais soudain le reflet, c’est mon reflet qui me regardait, mon reflet qui fixait mon spectre et cela me causait un tel frisson que je défaillais, je gémissais de la peur affreuse de m'être sentie soudain arrachée à moi, sortie de mon corps et déplacée face à moi face à ce visage dépouillé d'âme qui n'était qu'une découpe, un portrait une photo sans vie. C'était une expérience horrible et fascinante. Tellement fascinante que je ne pouvais m'empêcher de faire une nouvelle tentative quelques jours plus tard, malgré la peur au ventre, goûtant par avance l'odieux délice de ce vertige. C’est comme ça que j'ai compris que je pouvais plonger dans la folie et en revenir à volonté, j'en avais le subtil moyen, j'avais le viatique, je possédais le philtre. J'ai écrit ça, il fallait que j'écrive ça, il fallait que je trouve les mots pour me raconter ça et parvenir à me rendre l'expérience intelligible et c’est comme ça que je suis devenue écrivain. Voilà. Alors à partir de ce reflet, quand tout se mêle et se raidit, quand c'est dans la tête l'exacte disposition, la géométrie du cerveau en place pareil, quand je m'éparpille et ne me reconnais plus, quand je suis à côté de moi, je sais que le reflet est revenu, a inversé les choses, je me suis vautrée une nouvelle fois dans cette absence, ce mal qui me tord les tripes et m'assourdit. J'ai entendu les cris, je suis revenue dans la chambre dans un laps de temps écrasé, je me suis assise sur le lit, j'ai reconsidéré ce qui venait de se dérouler, j'ai recomposé ma descente affolée dans l'escalier, j'ai reconstitué le déroulement des secondes entre les cris et la porte de ma chambre. Je me suis dédoublée, dedans dehors, j'ai eu peur, j'ai rappelé le reflet à moi, l'ai tracté entre les filets de ma peur, l'ai ramené de force, haletante, terrorisée. Et j'ai envie d'appeler ma mère et je renonce, et je reprends le papier un stylo et je plonge. J'écris. J'écris, tout vient. Ce n'est pas que j'ai besoin d'être perturbée ou en crise ou en transe pour écrire n'allez pas croire, mais cela donne parfois une vitesse, une accélération bienvenue et le reste débarque aux mêmes amarres, suit l'ivresse, chavire, déferle. Et ce n’est plus de l'angoisse qui se délivre et justifie l'acte, mais de la raison qui savoure, de la logique qui s'amuse, revient, travaille, refouille et enfin équilibre ce que la jubilation, la peur et l'élan ont abandonné à la clarté de la pensée, sur le quai. L'écriture est une colère qu'on apaise pour en faire entendre le sens, pas les cris.

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