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Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 27

 

     Penser que l'incendie se dirige sur nous, gagne du terrain à chaque minute, me rend folle. Notre impuissance, l'inertie de toute la maisonnée à ce constat, surtout. J'ai téléphoné à Katrine qui m'a confirmé l'analyse d'Alexandre : selon les autorités nous sommes hors de danger, il n'y a aucune urgence. Et puis j'ai appelé maman, je l'ai rassurée dans l'hypothèse où elle se serait inquiétée pour moi. Ce n'était pas le cas, sauf pour les médicaments, elle me trouvait excitée, elle radote, elle rappelle de bien prendre les médicaments, pas oublier, c’est important tu sais. Complètement déphasée, longtemps que je n'ai plus besoin de ces merdes. Nous ne nous sommes pas dit grand chose. De toutes façons, je sais ce qu'elle veut me dire. Je coupe court en général, avant les leçons et les préconisations. Elle aussi est hors d'atteinte. Je ne m'en fais pas trop pour elle. Elle a toujours su se sortir de toutes les situations. J'ai appelé aussi mon éditeur. Suis tombée sur un répondeur censé donner la date de son retour de vacances, mais avorté. « Nous sommes de retour le... » et une sonnerie s'enclenche. J'ai souri, laissé un message « Si tu peux me rappeler, je suis en pleine Tûûût ».
    Mon roman avance bien, il est sur sa lancée, quand le rythme est pris. C'est le grand régal des chantiers d'écriture quand toute la verve file. Je n'oublie pas qu'un mois est passé. Je ne suis pas Simenon, il me faut énormément de temps pour écrire, pour penser ce que j'écris et surtout pour effacer ce que j'écris, les scories, ce qui est dispensable. Mais enfin j'ai bon espoir. À ce rythme, j'aurais fini une première version pour la fin de la résidence, ce qui est exceptionnel pour moi, inédit. J'ai pris l'habitude d'écrire le matin dans la chambre, de lire un peu ou de me promener en début d'après-midi et de finir la journée à écrire dans la bibliothèque cette fois. Alexandre et Joël sont souvent là, eux aussi, ils travaillent en silence. Je vois que ça ne me dérange pas, au contraire. Et puis l'infirmière s'annonce, elle passe chercher Alexandre et je me retrouve seule avec Joël. Tout se passe bien. Il a accepté de me parler de son travail. Depuis deux ans, il écrit un roman intitulé Pieds nus sur les ronces, construit autour de biographies alternatives. Celles des gens qu'il croise (je n'ai pas osé demander mais je dois y figurer), qu'il a connus ou pas, des personnalités aussi bien que des gens modestes, des personnes réelles toujours. Vivants ou non, il les mène dans une saga romanesque, de la naissance à la mort. J'aimerais savoir comment il les fait mourir. J'aimerais connaître le sort qu'il m'a inventé. Il a fait ce travail pour lui. Une façon peut-être d'interroger l'existence, je ne sais pas. Il ne sait pas non plus, ne cherche pas à théoriser. Il écrit. Le reste ne lui importe pas. J'ai failli revenir presque avec la même colère, sur le contrat de l'auteur avec le lecteur. Enfin, pourquoi écrire si ce n'est pour personne ? Il va bien falloir faire quelque chose de tout ça ? (évidemment, nous étions entourés des livres de la bibliothèque et Joël m'a fait valoir en les montrant que ça annihilait tout ce que je venais de dire : combien d'auteurs oubliés, d'écriture sans incidence ? tout ça est inutile). J'ai protesté, il faut donner à lire ce qu'on produit, même à un cercle restreint. Ne serait-ce que pour avoir un regard extérieur, savoir ce que l'on vaut. Il m'a dit que ce n'était pas important. Qu'il savait. Il avait assez lu, et travaillé depuis assez de temps, pour avoir une idée précise de la place qu'il avait, littérairement. Personne ne pouvait lui apprendre quoi que ce soit là-dessus. En l'écoutant, en le fixant à cet instant les yeux dans les yeux, je n'ai pas eu envie de me moquer d'une si formidable prétention. J'ai seulement su qu'il disait vrai. Et Alexandre, l'avait-il lu ? Oui, un peu par hasard et puis il lui semblait normal de payer ainsi sa dette. C'était son loyer, d'une certaine manière. Mais ils avaient promis de ne jamais aborder la question. J'ai insisté. Depuis le temps qu'il travaille sur sa saga, il doit avoir construit des centaines de destins, imaginé autant de vies, et au bout du compte fabriqué de la littérature, j'en suis persuadée, de la littérature c'est-à-dire, selon mes critères, quelque chose d'utile. Joël a haussé les épaules, s'est excusé de ce geste vulgaire et a repris le mot « utile » avec une moue. « Tout le monde peut se passer de ce que j'écris. Ma seule interrogation, par rapport à tout ce que j'ai fait, est de comprendre pourquoi je résiste à l'idée de brûler chaque ouvrage, une fois qu'il est terminé ». C'était dit avec beaucoup de distance, comme une réflexion sur un sujet lointain ; il n'y a aucune posture, je le vois bien. Mes préventions, mon agacement, je les regrette. Je sais à présent qu'il est sincère, même si l'absurdité de travailler comme ça ne lui apparaît pas. Cependant je sais que c'est trop, trop de pureté pour rien, trop d'orgueil. Ce que je considère comme l'humilité de risquer la blessure, était pour lui de l'exhibition : « Je ne sors pas nu dans la rue. Ma nudité me regarde, elle n'apporterait rien aux autres, n'est-ce pas ? » J'ai eu envie de lui répliquer qu'alors ce qu'il faisait était de la branlette, mais je me suis retenue. Néanmoins, il a remarqué le sourire que j'avais eu à cette idée. Il a cru que je l'imaginais à poil se promenant dehors ou une image de ce genre. Il a souri à son tour, s'est senti gêné. « Oubliez ce que je viens de dire ». Nous avons partagé un bref ricanement. Il m'a demandé ensuite ce que j'écrivais en ce moment. Je raconte des moments de mon enfance. Il a paru intrigué, a noté que je me débarrassais de la fiction, n'a pas dit « enfin » mais l'intonation était transparente. J'ai dit oui, que ça me faisait du bien. Vous avez un titre ? « Pas encore ». Il a dit que c'était un joli titre. J'ai répondu qu'après tout, pourquoi pas ? « C'est moins bien. » a-t-il plaisanté. Je vais chercher. Parfois, le titre vient immédiatement, et quand ce n'est pas le cas, si la connexion étrange entre quelques mots, une phrase, et le contenu du livre, ne s'est pas faite, il faut alors beaucoup de temps. « Ça a un rapport avec Malvoisie ou avec Terret ? », a demandé Joël Klevner. Allez savoir, je lui ai dit. Allez savoir.

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