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Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 29

 

     Du thé plutôt que du café, selon la pratique générale des résidents, et de l'eau plutôt que du vin. Je fais attention à moi. Je cours tous les jours dans le parc. C'est bon pour mon souffle et j'ai découvert que ça m'évitait d'être alpaguée longuement par Lucien, que je salue au passage d'un signe de la main (même, je crois que j'accélère un peu quand il apparaît, j'espère qu'il n'a pas remarqué, ce serait impoli et injuste). Je perfectionne ma foulée en longeant le mur de la propriété. Ensuite, une douche, puis j'écris. Ou je sieste, si j'ai forcé un peu. Mais tout de même, mon roman sans titre avance.
    Hormis le couple de gardiens, qui a vu les parentes d'Arbane ? J'ai posé la question à Joël, hier soir, tandis que nous travaillions dans la bibliothèque et qu'Alexandre était sorti. Je lui ai d'abord parlé de mon histoire de plan, comment j'essayais de me faire une idée de la configuration des lieux, la perception nouvelle grâce au belvédère, mon exploration de l'étage où il habite, lui, et la découverte des cadres des tableaux. Il a semblé enregistrer mes phrases avec intensité. Je veux dire qu'il était concentré sur mes paroles, il hochait la tête, l'air sérieux, sans prononcer un mot, comme s'il écoutait une conférence sur un sujet qu'il possédait bien et que chaque information confirmait un savoir ancien. J'ai évoqué mon appréhension du château, la sensation morbide qui se dégage des parties délabrées, en y mêlant les impressions des différentes promenades dans le parc. La complexité architecturale, les effets de perspective, les trompe-l'œil partout. Joël est sorti de sa concentration pour me regarder avec la même intensité qu'il m'avait écoutée, « Pourquoi ce besoin de connaître la géographie des lieux ? » Je n'ai pas su quoi répondre tout de suite. Il me semble que c'est à cause de mon premier projet, celui de l'abbaye. Je lui ai dit ça, mais je n'étais pas convaincue. Il a remarqué ma perplexité et a insisté, sans pour autant que ça me gêne. Il a vu que je l'invitais tacitement à me titiller là-dessus. Il a deviné dans cette quasi obsession pour l'intelligence du lieu, mon goût général pour le cadre, l'organisation. Il a compris que ce besoin est en relation avec ma façon d'aborder mes récits. Souvent, c’est vrai, il existe un environnement précis dans mes livres. Je m'en étais rendue compte, et certains critiques l'ont souligné, mais je n'avais pas fait le lien avec le confort que je trouve à épouser un cadre. C’est évident pourtant. Il y a comme ça des choses... J'ai lâché que je me méfiais de moi. « Il y a des fois où je suis bizarre », j'ai dit. Confidence qui m'a causé un frisson, aussitôt prononcée. Joël m'a interrogée silencieusement, ses cils battaient. Je n'ai pas aimé que ses cils battent. Mais j'ai poursuivi. Je savais que ça m'aiderait. On se confie souvent aux personnes qui nous sont indifférentes, aux étrangers qu'on ne reverra jamais. C’est ce qui a dû se produire. Je n'ai pas parlé du miroir. Cela, c’est indicible, trop compliqué, trop terrible pour moi, j'ai parlé de mes autres basculements, de mes crises de paranoïa. J'ai parlé de Simon, le petit ami de mes vingt ans, à l'époque de ma première édition, j'étais encore une gamine, au fond, je ne savais pas trop où je mettais les pieds. J'étais allée à Paris avec Simon pour, je ne sais pas, me déciller, voir des choses, me cultiver, sentir l'air du moment. Simon m'a accompagnée bien sûr, on était inséparables. J'ai raconté brièvement à Klevner notre voyage, l'hôtel que nous avions trouvé in extremis, alors que tout était occupé partout. Un hôtel poisseux, bruissant de rumeurs malades. Là, dans la nuit, je ne sais plus pourquoi, à cause d'un mot de Simon, ou une expression, un geste, quelque chose qui s'était passé dans la journée (mais je suis bien incapable d'en avoir le moindre souvenir), je n'ai pas pu m'endormir. Le détail revenu, parmi tous les autres événements de la journée merveilleuse que nous avions passée ensemble, ce détail s'est imposé, a pris toute la place (mais bon sang de quoi s'agissait-il ! ce devait être insignifiant), a effacé tout le bonheur que j'avais pu connaître en sa compagnie. Je me suis levée, j'étais là, debout à côté du lit, je regardais Simon, son beau corps tiède et bronzé au milieu des draps défaits, son torse qui se soulevait paisible dans la lumière des néons dehors, son visage détendu, presque souriant aux anges, je le regardais et le trouvais dégueulasse, ignoble, je le détestais, j'étais pris d'une haine, j'étais nue debout, pétrifiée de colère.

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