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Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 33

 

    Rien de notable, sinon l'écriture qui se poursuit avec la même aisance, ce qui est tellement rare chez moi. Cette facilité donc. Qui vient en partie du fait, mais je m'en persuade sans preuves, que mon plan se perfectionne. J'ai à présent une vision assez claire de l'espace dévolu à chaque appartement. L'autre jour, Joël m'a permis d'entrer chez lui. Son appartement est plutôt réduit si l'on considère la taille du château ; il pourrait bénéficier du double ou du quadruple mais je crois que ça ne l'effleure pas, il n'a besoin de rien, d'aucun espace intime plus grand qu'une chambre, un bureau et une salle de bains avec toilettes. Cela ressemble à la chambre que j'occupe, additionnée de l'espace d'un bureau, avec des rangements et une petite bibliothèque composée d'usuels uniquement. Son bureau n'a pas d'ouverture. Avec ma compréhension des lieux, je vois bien son orientation et comment il se situe sur le plan général. Je lui ai demandé si les Cruchen, si proches, ne le dérangeaient pas. « Je m'arrange », il m'a dit. Je devine qu'il est témoin de toutes les crises et consolations de ce huis-clos féminin. Ce qu'il ne dit pas mais que je devine est que ça le nourrit, certainement. Je me verrais assez bien écrire sous la dictée des disputes, dans la verve qu'inspire la colère. Mais c'est une autre histoire.
    Mes promenades nocturnes. Celle d'hier. Je somnolais après un repas trop lourd ou trop rapide, je ne trouvais pas le sommeil. Il y avait une vaste lune accrochée dans le vide. Accoudée à la fenêtre ouverte, je l'ai admirée longtemps en respirant l'air tiède et souple. Pas d'incendie en vue. Cette histoire d'incendie d'ailleurs, il me semble que je l'ai rêvée, que c'est de l'histoire ancienne. Vu d'ici, le monde n'a plus de haine, les hommes sont au repos, les armes sont remisées. Pas de feu au dessus des collines de Malbec. Cependant, je savais que je n'arriverais pas à dormir, alors j'ai enfilé ma tenue de jogging et je suis sortie. J'ai fait cela une ou deux fois, disons trois avec celle de cette nuit. Le parc est magique à ce moment-là. Joël m'a conseillé ce petit plaisir et Alexandre qui était là (quand nous sommes tous les trois dans la bibliothèque, le travail crée une complicité, il y a toujours un moment où l'on range les affaires, où les documents s'empilent sur un côté, un temps propice aux échanges). Il dit que les arbustes taillés, les angles du château comme les facettes d'un joyau renvoient la lumière de la lune de façon singulière. C'est vrai. Hier soir, donc, j'ai voulu réitérer cet épisode magique. La promenade de cette nuit ne s'est pas déroulée comme prévu. Enfin, elle a connu un détour. Est-ce que j'attendais cela ? Je ne sais pas. Est-ce que je l'espérais ? Je ne crois pas, et la relecture de mes notes dans ce calepin me conforte dans cette idée.
    J'ai fait quelques foulées d'abord, et puis je me suis mise à marcher. Le besoin de me dépenser en courant m'était passé, j'avais juste envie de me promener dans cette incroyable lumière. Au lieu de m'asseoir comme je le fais parfois sur un banc dans une allée, ou de faire le tour par la droite en sortant sur le perron, en direction du bassin d’hermès puis du « belvédère », j'ai pris sur la gauche, en direction du potager. J'en étais à cent mètres, quand j'ai eu un coup au cœur, vite apaisé. Un instant, j'avais confondu les baromets, dressés contre les tuteurs, avec des silhouettes humaines. Sous la clarté lunaire dont on a déjà dit tant de choses, qui a inspiré tant de poètes bons ou mauvais, un aspect est avéré : il se crée l'illusion d'un jour incertain, l'accoutumance aidant, on croit lire les formes comme en plein soleil, mais toutes les teintes sont dégradées, les carnations prennent l'aspect livide de la mort, les textures sont affadies et bleuies, les contours se liquéfient. Plus qu'en journée (ou déjà la suggestion fonctionne à plein régime), ce que l'on voit n'est que ce que l'on croit voir. Le clair de lune est le monde de la frontière, des sortilèges. On passe de l'autre côté. Comme si la nature avait appris de moi l'exercice face au miroir. La nuit sous la lune n'est pas un négatif du jour : comme le reflet qui prend ma place, c'est la même chose, mais irréelle, autre. Pas étonnant que le clair de lune soit devenu le lieu des transformations et des créatures à la frontière, morts-vivants et hommes-loups, sabbat. C'est sans doute sous l'influence de cet héritage fantastique que j'ai cru voir des humanoïdes debout dans le jardin. La vision avait été tellement forte et crédible que je m'étais arrêtée, pétrifiée, assourdie par mes battements de cœur. Ils étaient là, hiératiques, paisibles, alignés, tenant un conciliabule secret. Comme si mon cerveau avait assimilé cette idée, il créa une hallucination auditive. Pourtant, j'étais bien certaine que les personnages debout étaient les moines-plants de Lucien, mais j'avais l'impression de les entendre chuchoter, et malgré que je m'approchais, l'illusion ne cessait pas. Au contraire, elle prenait plus de force. C'était troublant d'abord, puis de plus en plus angoissant. J'avançais en imaginant des sources possibles : le gargouillis d'un arrosage oublié, la voix des grenouilles venue d'un endroit du parc assez éloigné pour que la distance la déforme et produise cet effet, des oiseaux nocturnes, le vent dans les ramures ou entre les murailles, le soupir de mes chaussures de sport, caoutchouc qui s'écrase au contact de la terre, sur le gazon que j'abordais à présent, ma propre respiration, je passais mentalement en revue ces possibles quand il me sembla percevoir un mouvement. Un baromet avait bougé. Je m'arrêtai, suffoquée. Il y avait vraiment quelqu'un.
    Le chuchotement n'avait pas cessé. J'étais tétanisée. Je revivais la sale expérience de mon attente dans le couloir mais l'espace vide autour de moi, l'hostilité de la nuit, augmentaient la sensation de danger. M'approcher encore, fuir ? Là-bas, la plante était secouée de tremblements. Un gémissement fusa, dont la nature était évidente. Un cri de plaisir. Féminin. Puis il y eut un grognement mâle, un de ces râles qui me rappellent. Bon bref. Des bons et des mauvais souvenirs. Passons. J'ai réalisé alors qu'il y avait bien des silhouettes humaines, mêlées à celles, similaires dans cette atmosphère, des grandes plantes attachées à leur tuteur. Et puis, j'ai compris que le nombre des personnes doublaient celui des baromets, comment avais-je pu ne pas le deviner de suite ? Je ne sais pas si je respirais. Probablement, mais c'était comme si tout était arrêté. Les autres baromets étaient saisis des mêmes tremblements, tressautements obscènes qu'il me répugnait de décrypter. Humains et baromets étaient accolés les uns aux autres, ils s'accouplaient. Ou bien hommes et femmes s'appuyaient aux moines-plants pour faire l'amour. Il y avait des mouvements et des râles explicites. La lumière était suffisante, j'étais assez proche maintenant pour détailler la scène, pourtant je ne comprenais rien, je n'étais sûre de rien. Qui était là ? Les corps étaient en partie dénudés, les visages découverts, brillants sous la lune. Je ne reconnaissais aucun des résidents de Malvoisie. J'ai supposé que des inconnus épiaient le développement des plantes, attendaient qu'elles soient hautes et dressées, ces plantes étranges, anthropomorphes comme des racines de mandragore, mais aériennes, érigées au dessus du sol, et quand ils estimaient le moment venu, ils s'introduisaient dans le parc. Des cérémonies orgiaques se déroulaient la nuit à l'insu d'Alexandre. Aussitôt formulée, cette idée chemina en moi et je la repoussai. Je ne pense pas que M. Cot soit innocent. Je pense qu'il était quelque part, qu'il assistait à la scène avec ses grosses jumelles. Je scrutai les murs du château mais il n'y avait pas de fenêtre allumée. Ce qui ne signifiait rien. J'étais persuadée qu'Alexandre était perché quelque part, là-haut, et qu'il se rinçait l'œil. Ici, il n'y avait que des grandes silhouettes debout, pas de fauteuil roulant, des gens sur pieds, personne ne s'était allongé sur la terre, les couples baisaient en s'adossant aux plantes solidement arrimées, je me dis alors que Mina et Lucien n'étaient pas innocents non plus, ils savaient l'emploi que certains faisaient de leur culture, car il fallait que les pieux soient assez enracinés pour contenir les ébats auxquels j'assistais, et certains, j'ai fini par le comprendre, se tapaient carrément les baromets, avec des râles encore plus sonores que ceux des couples. Ce n'était ni excitant ni agréable, c'était grotesque, je m'inquiétais des dégâts occasionnés aux plantes, au piétinement de ces intrus sur la terre retournée. Vraiment, j'ai d'abord pensé à ça, parce que j'ai eu un jardin moi aussi, et que ça m'aurait bien contrariée qu'une bande d'allumés vienne nuitamment tasser mon terrain ou marcher sur mes salades.
    Cependant, j'étais fascinée, immobile. Il faisait doux, je n'avais aucune envie de fuir, ne ressentais plus aucune peur, je ne bougeais toujours pas mais la raison était à présent que je ne voulais pas déranger. Combien de temps les inconnus allaient-ils jouir ainsi ? J'avais du mal à discerner la répartition des hommes et des femmes, même la distribution des végétaux et des humains, tout était agité des mêmes spasmes un peu ridicules quand on en est seulement témoin. Ahans, soupirs, gémissements, appels répétés, encouragements. Aucun rire, on besogne sérieux. Décidément, le stupre est permanent sur le domaine. Je repense à l'incendie, à l'urgence que ressentent certains à se donner du plaisir avant le grand embrasement final. Je me sens tellement éloignée de ces considérations. Je sais, moi, que c'est encore plus triste de chercher la jouissance pour elle-même. Égoïste, et donc décevant.
    Alors, l'un des protagonistes m'a remarquée. Je suppose que ce n'était pas le premier, j'avais surpris quelques coups d'œil dans ma direction, ce qui devait aiguillonner leur désir, mais ce fut le premier, un homme ou un baromet, à se tourner vers moi, à suspendre ses mouvements, à reprendre son souffle. Un homme que décidément je ne connaissais pas. Il était entre les cuisses d'une femme adossée à un moine-plant, ou moine-plant lui-même, il a tendu la main dans un geste d'invitation et a clairement prononcé : « Syrrha ».

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