Pieds nus sur les ronces - 35
Lasse, féminine en diable, l'infirmière a conduit son pas fatigué jusqu'à moi, qui patientais au pied de l'escalier. Je n'ai pas pris l'habitude de ce poste, mais il m'arrive d'attendre là quand je suis en avance pour le déjeuner. Elle était dans sa tenue de travail, son vêtement terne, elle revenait en traînant de l'appartement de M. Cot, cette partie du château inconnue pour moi. Elle tenait sa mallette au bout du bras avec une fatigue trop manifeste, elle me regardait d'un air blasé, patient. Mais il restait, à travers cet appareillage élaboré, des reliefs de la pulpeuse invitée, prête à toute soumission. Je lui ai demandé d'ailleurs – j'ai osé sur un élan, une brusque inspiration – ce qu'était ce fameux Examen, et j'ai lu dans son regard un désarroi, un ennui. Elle m'en voulait de ne pas jouer le jeu. Elle n'était plus la libertine sexy de l'autre soir ; elle avait repris son rôle dans la vie, la vie où nous étions en ce moment, elle et moi. Parler de l'Examen, c'était évoquer une littérature, non pas inavouable, mais indicible au nom de la magie. La nommer, prononcer au jour « l'Examen » c’était trahir, révéler le truc du magicien. Je me suis excusée, furieuse de m'excuser, mécontente de mon audace, et elle est partie sans un mot. L'indignation ressentie lui avait redonné de l'énergie : ses pas étaient accélérés et sonores, la porte a claqué et a prolongé dans l'air vaste du hall les vibrations d'un grondement.
Il n'y a qu'un téléphone pour tout Malvoisie. Il est posé sur un guéridon dans le vestibule qu'on traverse pour se rendre dans la grande salle à manger. Vue l'immensité des lieux et la dispersion du petit peuple de résidents dans les étages ou dehors, il y a très peu de chances pour qu'un appel trouve son correspondant. Une technique pour l'appelant est de laisser sonner, des heures si nécessaire, jusqu'à ce qu'un fantôme de passage décroche ; l'autre consiste à s'accorder sur un moment. J'ai appelé de nouveau mon éditeur en laissant cette fois un message plus explicite. Pour me joindre (les portables et la wifi ne « passent » pas et il n'y a pas davantage de connexion internet), mieux vaut téléphoner vers 13 heures, quand je suis à peu près sûre d'être descendue déjeuner dans la salle à côté. Il y a des exceptions (les belles journées incitent à manger dans le parc), mais j'essaye de respecter cet emploi du temps pour laisser à mon éditeur une chance. Le téléphone de Malvoisie est un appareil relativement moderne si l'on considère le reste du décor mais personne n'est jamais parvenu à comprendre comment écouter les messages. Lucien aurait essayé dit-on puis abandonné en conseillant d'acheter un appareil digne de ce nom. Alexandre n'a jamais obtempéré. Je ne crois pas qu'il est pingre, mais le téléphone est un médium qui l'ennuie. Je ne l'ai jamais vu appeler ou répondre. C'est Arbane qui le fait pour lui. Il n'est pas non plus technophobe ou néo-luddite : son fauteuil roulant est le plus sophistiqué que je connaisse. Mais tout ce qui complique l'existence sous l'apparence de l'ergonomie l'anéantit, je crois. Lucien m'a confié qu'il y avait eu une connexion internet à Malvoisie, naguère. Alexandre était enthousiaste, il avait trouvé ça formidable, il avait dit : Formidable ! Et puis après un temps d'étude (dixit Lucien, Joël n'a pas confirmé), il est allé chercher son fusil et a dézingué le terminal. Je n'y crois pas, Lucien grossit le trait, mais certainement M. Cot a fait remballer la machine et l'a réexpédiée. Alexandre ne vit que pour ses livres. Il sait toute la stérilité de cette accumulation sans visiteurs, en rajoute à ce sujet (« Tout ce savoir mort, hein ? ») et sa désinvolture par rapport au devenir de sa bibliothèque en est un aspect. Il n'a pas le projet (j'avais écrit « l'inquiétude ») de transmettre. Tout ça disparaîtra avec lui. Je commence à comprendre. J'avais pensé un temps que Joël hériterait des livres, mais je sais maintenant que le vieux maître ne souhaite pas l'encombrer. Si Alexandre m'a parlé d'internet l'autre jour, et de sa puissance de diffusion du savoir incomparable, c’est qu'il a compris que les codex n'avaient désormais plus de sens. Il y a cependant un paradoxe, parce que jamais rien n'est simple et univoque : Alexandre ne cesse d'alimenter sa bibliothèque, d'entretenir sa pertinence en quelque sorte. Il est abonné à plusieurs revues littéraires et scientifiques et commande régulièrement des ouvrages récents. Il en a été ainsi des miens, après l'écho critique dont mes premiers romans ont bénéficié. Alexandre n'est donc pas un homme du passé. Il a seulement la conviction qu'un tel ensemble n'a pas d'intérêt pour un autre que lui. Entouré depuis l'enfance de leurres et de trompe-l’œil, je crois qu'il est imprégné de l'idée que tout n'est qu'illusion et vanité. Joël aussi me semble engagé dans cette voie, et je devine que moi-même je ne suis pas insensible à ce discours paisiblement désespéré. C'est peut-être ce qu'a voulu dire Joël quand je lui ai parlé d'Ossian et d'Alexandre pour qui un faux correspond à la vérité d'une époque, époque qui a besoin de ce faux et lui trouve toutes les qualités requises. Ainsi du buste de Nefertiti, s'il est avéré un jour que cet objet est une contrefaçon, nos descendants s'interrogeront sur les qualités qu'on pouvait lui trouver alors. Eux la verront dépouillée de beauté, parce que c’est un faux et seulement cela à leurs yeux. Joël est revenu à ce propos, sur le phénomène de l'ossianisme. Selon lui, Ossian n'est pas à proprement parler un faux. C'est une réinvention aussi respectueuse que possible, basée sur de véritables textes anciens. Nous étions dans la bibliothèque d'Alexandre et Joël désirait me montrer une anthologie de l'histoire littéraire, mais après un temps trop long pour cette seule démonstration, il a dû renoncer. Dans cette anthologie, m'a-t-il dit, Alain Vaillant fait une comparaison intelligente qui permet de saisir le rapport de McPherson avec les textes gaéliques car il est de même nature que celui de Viollet-le-duc avec Carcassonne. On rend hommage, on reconstruit (ce faisant, on sauve de la disparition) mais on va trop loin, par vénération. Ce n'est pas exactement une démarche de faussaire. Il n'en reste pas moins qu'Ossian a annoncé le sturm und drang, qui a mûri le romantisme, qui a alimenté le nationalisme, qui a débouché sur les fascismes européens. « Si l'on considère qu'un livre a ainsi produit l'Histoire, en tout cas l'a influencée, dis-moi, quel est le livre qui a permis l'incendie actuel ? Alors que personne ne lit. Et puisque personne ne lit, quel est le livre qui n'a pas été lu et qui aurait pu l'empêcher ? » Il a dit cela sur un ton léger, refusant toute dramatisation, simple expérience de pensée. N'empêche, d'instinct, quand je suis retournée vers l'escalier en traversant le hall, j'ai jeté un œil par les fenêtres pour discerner dans les vapeurs du soir si l'incendie n'avait pas repris sa progression.