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Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 36

 

    Si on peut s'étonner qu'elle n'ait pas davantage l'envie de sortir de Malvoisie, il faut avoir à l'esprit d'abord la démesure des lieux et la possibilité de leur exploration qui est en soi une aventure, un extérieur dans l'intérieur, mais il faut aussi se souvenir que le projet essentiel qui fixe la présence de Syrrha au château est un livre à écrire. Syrrha a expliqué son travail, lu quelques pages à son éditeur enfin revenu de vacances, il est enthousiasmé par ce qu'il a écouté. C'est différent, original, pertinent. Il l'encourage avec des mots sincères, aimants, des paroles de désir pour un texte. Ces mots la bouleversent parce qu'elle sait, elle ressent avec une acuité inédite ce qui est en train de se passer, là, dans l'espace minuscule du bureau, à l'intérieur des limites du papier. Il se produit une réaction alchimique qui fait vibrer tout ce qu'elle y précipite. Chaque pensée est parfaitement traduite, chaque mot est juste, et l'ensemble est irrigué par une vie qui lui fait parfois douter qu'elle en est bien l'auteure. Elle frissonne quand, au terme d'heures passées dans l'extase, elle découvre comme en s'éveillant les pages et les pages labourées de lignes sans ratures, tenues, carrées, puissantes, données sans effort sous la dictée d'un autre. Et puis elle s'amuse de l'idée, c’est bien elle, il n'y a pas de place pour les fantômes, elle maîtrise. L'enthousiasme qu'elle connaît à produire ainsi comme en rêve, ce mot qui qualifie aussi la réaction de son éditeur, elle sait qu'il désigne originellement ce qui est inspiré par les dieux. Elle se souvient de Howard, persuadé que Conan en personne lui dictait ses aventures. Ce n'est pas son délire préféré ; chaque être humain possède la mémoire de toute l'espèce qu'il faut entretenir et qu'il suffit de restituer. La création est peut-être d'essence phylogénétique.
    Un mois et demi est passé – réellement un mois et demi : il ne s'agit plus de la fable du temps ralenti. L'incendie s'est effectivement éloigné. Les ciels de jour ou de nuit sont mornes, jamais menacés de la morsure des feux. Syrrha se sent une force de survivante. Les livres font partie des bouées de sauvetage ou quelque image du genre, ce qui lui a permis de tenir. Il y a les lectures, le franchissement de la peur par miroir interposé, les échanges avec ses amis, est-ce que Joël et Alexandre sont entrés dans cette très étroite réserve de l'amitié ? Ce n'est pas dit. Il y a des complicités, construites autour de l'écriture et des livres, mais ce n'est pas suffisant. Syrrha s'est souvent interrogée sur les ressorts et la valeur réelle de l'amitié. Elle se méfie, ne délivre ce titre qu'exceptionnellement, et provisoirement. Elle a peur des trahisons. Ceux qui auraient dû la protéger, vieille histoire, et qui ont été ses ennemis, ont tenté de la détruire. Elle n'a pas eu l'heur qu'un professionnel lui donne les clés, lui dise que ce qu'on faisait d'elle était anormal, qu'elle n'avait pas à subir ça. Le regard détourné de sa mère, qui avait deviné, deviné c'est sûr, elle l'a avoué un jour, et dans quelles circonstances ! Le regard détourné, la trahison suprême. Curieusement, Syrrha a longtemps cru que ce n'était pas grave, qu'elle s'en sortait bien avec ce passé. C'était remisé, elle avait avancé, se trouvait tous les signes d'une vie banale. Elle avait eu des chéris, des rapports sexuels normaux, sans angoisse. Elle s'était trouvée une place dans la société. Et puis elle a écrit. Tout a surgi, a-t-elle pensé. Elle a d'abord réglé des comptes avec sa mère, elle a d'abord parlé des fugues et des drogues, des tentatives de suicide maternels, des médicaments, de l'alcoolisme, des vagabondages où elle l'entraînait. Comme si c'était ça d'abord le problème. Elle a gommé le père, une anecdote. Elle s'est arrêtée sur le signal hors contexte, elle n'a pas dépassé la frontière qui se trouvait au delà du détail du regard détourné. C'est resté longtemps en friche, inexploré. Syrrha aurait été incapable de dire pourquoi. En elle, à l'intime le plus viscéral, quelque chose mûrissait qui savait bien, avait pris toute la mesure, avait estimé les leurres. Les livres étaient talentueux, mais ce qui était à régler ne l'avait pas été, au fond. Syrrha se défendait de jamais vouloir exorciser ses névroses par le biais de l'écriture. Elle multipliait les filtres pour s'en faire à elle-même la démonstration. Chez les autres auteurs, elle détestait deviner la psychanalyse à l'œuvre, avait des mots terribles pour dénoncer pareille attitude, pareille exhibition, pareil égoïsme. Elle en était pourtant bien là, repoussait d'un grognement cette idée et l'idée corollaire : est-ce que Joël n'avait pas raison ? Si c'était cela son moteur, à quoi bon donner à lire cet exutoire ?

    Syrrha a eu des velléités de sortie il y a quelques jours. Une nécessité, faire quelques courses. Elle n'a pas imaginé devoir en parler, s'est un matin dirigée vers la grille, à pied. Il faisait un temps superbe et frais. Syrrha estimait, en se remémorant son arrivée, que le village traversé le plus proche, en périphérie de Malbec, était à deux ou trois kilomètres de Malvoisie. Une promenade agréable en cette saison. Elle trouverait là ce qu'il lui fallait. La grille était fermée. L'outrance caractérise Malvoisie et l'entrée du parc ne dérogeait pas. Syrrha éleva son regard. La paroi de métal couronnée d'un faisceau de piques impressionnantes, rivalisait par ses proportions avec les portails des châteaux les plus monstrueux. Lors de sa venue, il y a longtemps, un battant était dégondé, tordu et jeté à terre. À présent, les deux vantaux du portail redressés formait une falaise métallique, indubitablement verrouillée. Impossible de grimper. Elle s'acharna sur la poignée, tenta de soulever la tringle qui solidarisait l'un des battants au sol sans succès, se résigna. Comme elle longeait inconsciemment par le regard, la continuité du mur à partir de sa place, elle remarqua des tumuli alignés entre les premiers arbres du parc et le quasi rempart qui sépare Malvoisie de l'extérieur. Il y en avait cinq, tas de terre remués depuis peu, mais on pouvait devenir d'autres tumuli plus loin, dont le relief était gommé par la croissance des herbes folles. Cela évoquait inévitablement des tombes. Incrédule, refusant d'abord cette option, Syrrha repensa néanmoins à Alexandre, circulant dans le parc, son fusil sur les genoux. « Malgré le portail réparé, il en vient toujours. » Elle avança sur le sol irrégulier à cet endroit, franchit quelques ronces qui lui rappelèrent d'autres souvenirs, souvenirs qui l'embarquèrent dans une autre forme de pensée, noire, qui imprégna soudain sa vision des choses, réveillèrent une colère, un abandon aussitôt, et une morosité. Elle n'alla pas plus loin. Considéra les tombes, car elle était persuadée qu'il s'agissait bien d'intrus anonymes fusillés et enterrés là, avec une brusque indifférence. Et alors, se dit-elle, et alors ? Elle revint sur ses pas, chercha sans insister Lucien ou Mina, puis l'envie de reprendre le travail étant la plus forte, elle rentra.
    Avant le déjeuner, elle expliqua discrètement à Arbane qu'elle voulait faire quelques achats dans le village le plus proche. « Lucien sort justement demain, il vous emmènera. » Syrrha était soulagée. Et quel soulagement bizarre ! Une véritable délivrance. La sensation était si intense qu'elle fut obligée de s'interroger. Pourquoi se trouvait-elle si heureuse de pouvoir sortir ? Tandis qu'elle scrutait ainsi les plus infimes remuements de son cœur, Arbane lui demanda innocemment de quel type d'achat il s'agissait, car il y avait de véritables magasins dans les caves du château. Syrrha sourit, légèrement ennuyée elle confia la raison de sa sortie, certaine qu'Alexandre ne se préoccupait pas d'engranger de tels produits, mais Arbane la rassura : « Vous seriez surprise par tout ce qui est thésaurisé ici. De quoi tenir un siège. Même pour ça. Venez. »
    Elles furent dans le parc. Syrrha ajouta qu'il lui faudrait aussi du papier et des stylos. Arbane hochait la tête : « Nous avons tout cela. » Syrrha sentit une pique plus forte, elle était comme percutée par un désir soudain de s'évader, elle se retenait pour ne pas crier qu'elle voulait sortir. Sortir, et qu'importe la raison. Peut-être qu'il lui fallait un nouvel extérieur. « Il faut que je trouve un cyber café pour envoyer mes textes à l'éditeur. » Cette fois, c'était sans appel. Croyait-elle. Elles se dirigeaient à présent vers la muraille percée de porches que Syrrha avait découverte lors de son premier tour complet de Malvoisie. Arbane se dirigea vers l'un d'eux, fermé par un portail de bois. Elle poussa une porte découpée dans un des vantaux. Cela donnait sur une petite cour intérieure, identique aux aires délabrées qui lui étaient contiguës. Arbane n'avait d'abord pas réagi à la dernière demande de Syrrha qui tentait de tromper son impatience en observant les cadres de fenêtres qui perçaient les bâtiments donnant sur la cour. Ils étaient inspirés de la Renaissance, style rare à Malvoisie. La gouvernante lui saisit le bras : « Il faut que je vous avoue quelque chose. » Elles franchirent le porche, avancèrent dans la cour, divisée en deux parties égales par l'ombre des bâtiments qui l'encerclaient. Arbane désigna une porte assez large. C'est l'accès aux réserves, dit-elle. Syrrha se sentait submergée par l'angoisse. Elle tentait de se raisonner, mais la surface d'ombre dans laquelle elle pénétrait à présent formait une nasse noire et froide, et il lui semblait que, pas après pas, la flaque épaisse l'engloutissait. Elle parvint à dire, dans un souffle asphyxié : « Que vouliez-vous m'avouer ? » Arbane souleva une barre qui condamnait la porte. « Ne le dites pas à Alexandre, n'en parlez à personne : moi, j'ai internet. »

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