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Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 38

 

    Sortir aurait pu demeurer la grande obsession de Syrrha. L'espoir qu'elle avait mis dans la possibilité de s'extraire du monde clos de Malvoisie avait été si étrangement intense, tellement irrépressible qu'elle avait pu la comparer à la goulée d'air vitale du plongeur. Pourtant, le lendemain, quand Lucien lui proposa de venir avec elle (Madame Cruchen lui avait transmis le souhait de la jeune femme), Syrrha accepta sans véritable élan, surprise elle-même de ne plus être si pressée. Elle demanda à Joël s'il avait besoin de quelque chose, il bafouilla, résuma son incapacité à émettre le moindre souhait par une moue incrédule, la question n'avait guère de sens pour lui. Tout son univers était contenu ici et que vouloir de plus que l'univers ? Elle fut dans la voiture, un pick-up grondant qui servait manifestement à toutes sortes de travaux et de transports, assise à côté d'un fusil dans son étui, objet tout naturel dont Lucien ne prit pas la peine d'expliquer la présence, et vit devant eux l'énorme grille s'ouvrir. C'était simple. Il lui revint la lente progression de l'angoisse, née la veille ici-même, devant le portail fermé, sensation plus forte à chaque minute, au point que l'écriture n'était qu'à peine parvenue à la distraire, sensation qui l'avait submergée jusqu'à ce que la perspective de sortir avec Lucien l'apaise. Elle fit le parallèle avec ce moment de son adolescence où la famille d'une amie voulait à tout prix la retenir chez eux, la garder encore, un moment de plus, et encore avec l'appartement crasseux d'Arbane, dont elle partit en fuyant, dès la porte franchie. Là, aucune difficulté, la grille s'ouvrait grand. Lucien ajoutait d'ailleurs que, si elle n'avait pas peur de marcher, Syrrha pouvait profiter des passages quotidiens de l'infirmière, sortir avec elle après sa visite du matin puis rentrer par ses propres moyens. Il lui déconseillait par contre de s'aventurer le soir seule hors de la propriété. Les mêmes qui avaient détruit l'abbaye erraient encore dans la campagne. Lui ne se rendait à l'extérieur qu'une fois par semaine, rarement deux. Tous les autres restaient à Malvoisie. « Est-ce que monsieur Cot, Joël ou madame Cruchen sortent de temps en temps ? » Lucien s'était arrêté pour vérifier que la grille se refermait bien derrière eux. Rassuré, il reprit la route « Non. Chacun a ses raisons. Monsieur Cot ne se sent bien qu'entouré de ses livres. Monsieur Klevner est persuadé qu'il lui est interdit de sortir... » Comment ça, interdit ? Lucien porta son doigt au front et le frappa ainsi plusieurs fois « Il est un peu... spécial, si vous me permettez. En tout cas, il dit qu'il n'a pas le droit de partir sous peine de mort. » Syrrha préféra ne pas s'attarder sur cette information absurde. Et Arbane ? « Ah, madame Cruchen, c'est différent. »
    Lucien quitta la route du regard et observa Syrrha quelques secondes, comme pour vérifier qu'elle était digne de confiance. « Je crois qu'elle s'est condamnée elle-même. Une façon de partager le sort de ses aïeules. » Il dévisagea à nouveau la passagère. Syrrha le fixait, extraordinairement concentrée. Il haussa les épaules, après tout, il n'y a aucun secret, l'histoire est connue. « Quand René Cot, le père d'Alexandre, a acheté Malvoisie, l'agence lui a expliqué qu'il y vivait encore une femme avec sa fille, sa fille qui devait avoir une trentaine d'années alors. On n'avait pas osé les déloger, et puis elles entretenaient le château un minimum, veillaient au grain avec une faible rémunération. C'étaient les domestiques des anciens propriétaires et il fallait décider de les garder ou non. René Cot a accepté. Elles étaient discrètes, serviables, connaissaient les lieux par cœur, et puis la plus vieille était trop âgée pour être mise à la porte comme ça. Il y a assez de place ici pour héberger, et oublier, qui on veut. Tout allait bien. Et puis, et bien, le père Cot n'a pas été insensible aux charmes de la fille, la jeune domestique, des histoires qui existent. » Syrrha entrevoyait une possibilité : Ils ont eu un enfant ? Arbane ? Arbane est la demi-sœur d'Alexandre, c'est ça ? Lucien acquiesça. Mais l'extraordinaire n’est pas là, ajouta-t-il. « Ce sont des choses courantes, hélas. Une domestique que le châtelain engrosse, on voit ça tout le temps. C'est ce que le père Cot a découvert à ce moment-là qui est assez original. » Piquée, Syrrha menaça en riant de se servir du fusil si Lucien n'en arrivait pas plus vite au fait. « La grand-mère d'Arbane, cette dame âgée qui jouait les domestiques à l'arrivée du père Cot, était en fait la fille unique des châtelains d'origine, les Malvoisie. Elle n'était sortie qu'une fois du château, pendant l'occupation. Elle était jeune, un peu sotte sûrement, inexpérimentée quoi, elle est tombée amoureuse du premier beau gosse qu'elle a croisé, histoire classique là aussi. Déjà, découcher ça ne se faisait pas chez les Malvoisie, ensuite, faire l'amour avec le premier venu était indigne, enfin, que le gars en question soit un soldat allemand, c'était faire exploser les limites convenues. Les Malvoisie ont tellement eu honte de leur fille qu'ils l'ont condamnée à ne plus jamais sortir pour que nul ne connaisse la tache indélébile faite sur le renom de la famille. » Syrrha restait bouche bée, elle souffla « Mon Dieu... », elle qui ne croyait pas. Lucien hocha la tête, « Le fruit de cette union maudite entre le jeune allemand et la fille Malvoisie – fruit de cette union qui serait un jour la mère d'Arbane, vous me suivez ? – est né là, dans le secret du château. Les vieux Malvoisie ont donné à l'enfant de la honte un prénom de pécheresse : Madeleine ; un nom trouvé sur une étiquette de vin : Cruchen ; et ont décrété que, celle-là non plus, ne devrait pas sortir : sa blondeur trahirait la nationalité du père. Elle s'est échappée pourtant, il y a eu sans doute un pacte entre les parents et leur fille indigne : si elle ne révélait rien même à sa fille, se contentait de tenir son rôle, la petite pourrait vivre sa vie.  Madeleine a fait ses études, est revenue souvent voir sa mère, persuadée qu'elle était la fille d'une domestique, et presque reconnaissante aux Malvoisie qu'ils gardent aussi longtemps une dame plus très performante et de plus en plus folle. La mère de Madeleine ne lui a révélé la vérité qu'après la mort des vieux Malvoisie. D'une certaine manière, je crois qu'elle, la vieille, trouvait leur attitude normale et censée, mais enfin, elle était bien atteinte, un peu simplette au départ, avec ça une vie de recluse, méprisée méthodiquement depuis sa tendre jeunesse... Je pense qu'elle a perdu la raison. Incroyable, hein ? Malgré cela, après son peu d'études – elle n'était pas spécialement brillante – Madeleine est revenue au château et est restée. Quand le père Cot est arrivé, il ne savait rien, personne ne savait. Et puis est née Arbane, notre chère Arbane Cruchen. Elle a gardé le nom de sa mère. Et elle est restée, elle aussi. » Syrrha était muette. Le pick-up entrait dans le village. Le père Cot n'a pas reconnu sa fille ? « C'est Madeleine qui n'a pas voulu. Elle et sa mère sont un peu bigotes, il y a un côté amour du martyre chez elles. Enfin là aussi, j'imagine. La vieille est folle, elle reste prostrée toute la journée ; Madeleine s'en occupe. Elle s'en occupe bien, apparemment. Quant à Arbane, elle reste à Malvoisie parce qu'elle attend son tour. Toutes ces femmes sont condamnées à mourir recluses ici, je pense. C'est leur malédiction, mais c'est aussi leur raison de vivre. »

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