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Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 39

 

      Vivre comme ça, non merci. Quelle horreur ! La grand-mère Cruchen, c'est la femme de Rochester dans Jane Eyre, enfermée folle dans une tour. C'est angoissant. Tous ces gens qui ne peuvent échapper au domaine. C'est stimulant, aussi. Oui, c'est terrible mais je dois dire que c’est stimulant, ces présences fantomatiques tout près d'ici. Je connais encore mal la configuration des lieux mais si je reprenais mes explorations, je suis bien certaine que les tracés de mon plan atteindraient les limites des appartements des Cruchen (ou Cot, ou Malvoisie, tout se mélange). En recoupant la source des voix de l'autre fois, perçues à travers la cloison, ce que j'ai pu saisir de l'appartement d'Arbane, contigu avec celui de sa mère, je suppose qu'une seule porte les sépare, je dois pouvoir définir la surface que leur appartement occupe. La vie des deux prisonnières (tiens, je revois les affreuses images de la sœur et de la mère de Ben Hur dans leur minuscule cachot, le choc de mon enfance ! Quel mal on fait aux femmes, toujours sur elles que l'on s'acharne, qu'est-ce qu'ils veulent nous faire payer, tous ?) Je n'ose pas parler de tout cela à Alexandre, même si je suis persuadée qu'il ne m'en voudrait pas, qu'il verrait dans ma curiosité une déformation professionnelle d'écrivain à l'affût de destins singuliers. Par contre, je n'ai pas hésité à cuisiner Joël à son propre sujet. Donc, il serait condamné à mort s'il quittait les lieux ? Je rigolais franchement, je lui ai même donné un coup de coude, geste détestable, parce que je n'avais pas prêté le moindre crédit aux propos de Lucien, mais le regard que m'a lancé Joël m'a fait ravaler mon rire. Je me suis réfugié ici, il m'a dit, réfugié ! Sa mâchoire était tombée et ses yeux s'arrondissaient : « On me menaçait, Alexandre m'a recueilli. Il me connaissait bien, je venais souvent dans sa bibliothèque pour lire. On me menaçait, ici je suis en sécurité. Dehors, ils veulent ma peau. Et je te trouve bien inconséquente de sortir comme ça. Tu mets la vie de tout le monde en danger. » J'ai soudain réalisé combien il était encore un enfant, entré à dix-huit ans ici, seulement nourri de lectures, confiné entre ces murs, vierge certainement (ou seulement instruit de l'amour via les partouzes sado-maso d'Alexandre, ce qui n'est pas le meilleur moyen de s'en faire une idée.) Rien à voir avec le petit prétentieux dans sa tour d'ivoire, tel que je l'avais décrit à mon arrivée. J'ai pensé à Gaspard Haüser, aux ennemis réels ou imaginaires qu'il avait. J'ai demandé qui, On ? Je ne suis pas fou, il m'a dit. « Peut-être qu'ils m'ont oublié mais je ne veux pas prendre le risque. » Le risque ? Je lui ai alors raconté ma sortie dans le village le plus proche, mes achats, je lui ai promis un livre que j'avais acheté pour lui dans une bouquinerie. Tout s'était bien passé, aucun danger en vue. Je n'ai pas évoqué ma frustration dans ces rues désolées, les rares silhouettes paresseuses qui traversaient les rues, les volets qui se fermaient à mon passage, des chiens errants, vaguement inquiétants. Le silence inerte autour de moi.
    Lucien m'avait déposée sur la place où gisait une fontaine éteinte, il allait chercher des graines pas loin, m'a dit de faire attention. On s'est donné rendez-vous au même endroit, une heure plus tard. J'ai flâné sans but, un peu déstabilisée de reprendre contact avec l'extérieur, comme sont ivres les prisonniers quand ils sortent d'une longue captivité. Peu de gens donc, tous âgés, pas de cris d'enfants, pas de circulation. L'air était brûlant, tout le monde était calfeutré. J'aurais dû demander à Lucien qu'on pousse jusqu'à Malbec. Ici, c'était vraiment mort. J'ai trouvé un étal de vieux bouquins sur la rue, avec un bonhomme en costume défraîchi qui fumait au soleil, il vendait aussi des jouets d'occasion, un peu de matériel informatique réformé. À l'intérieur, c'était sombre et ça sentait le salpêtre. J'ai jeté un œil tout de même. C'était un entassement d'objets de mauvaise qualité, la plupart déglingués et sales. Je voulais absolument acheter quelque chose, je suis retournée dehors pour choisir un livre. Parmi tout un fatras de littérature bas de gamme, il y avait une édition de la Librairie orientale et américaine Maisonneuve, à Paris : Les notes de chevet de Sei Shonagon', dame d'honneur au palais de Kyoto, traduites par André Beaujard d'après le texte fameux d'une dame du Japon ancien, rédigé au Xe siècle de l'ère chrétienne. Une édition de 1934, aux reliure et papier modestes. La seule rareté du lot, le reste n'avait aucun intérêt. Persuadée qu'Alexandre le possédait déjà, je l'ai achetée pour Joël et sinon, me disais-je, ce sera pour moi. Je suis entrée dans le premier café que j'ai trouvé. Le patron ne s'est pas tourné vers moi. Avec son unique client, accoudé au comptoir et pas plus intéressé que lui par mon arrivée, il regardait les images des derniers pillages. La chaîne les passait sans commentaire sur un fond de musique classique ronflante. Une grande symphonie romantique à la façon de Glazounov. Les coups de timbales étaient synchronisés sur un montage de bâtiments en feu et d'hélicoptères qui explosent et les violons surgissaient quand un milicien agonisait sur le trottoir. Fascinés par l'écran, les deux hommes ne me prêtaient toujours aucune attention ; l'un d'eux grommelait, insultait les protagonistes, disait, répétait : « Z'ont qu'à venir là, tu vas voir... » l'autre répondait systématiquement : « Ouais... » J'ai renoncé à commander et suis sortie en direction de la place. Là, j'ai attendu le retour de Lucien, sagement assise sur la margelle de la fontaine silencieuse en feuilletant le livre, sans projet plus abouti que de faire coïncider le texte avec le moment que je vis. Une page ouverte au hasard, au milieu du livre. Un passage où Dame Shonagon' reçoit un billet de l'Impératrice qui exige de savoir si elle doit l'aimer, sans doute parce que dame Shonagon' lui avait dit un jour qu'elle préférait être haïe plutôt qu'être aimée en seconde place. Et, comme l'Impératrice lui donne papier et pinceau pour la mettre à l'épreuve en quelque sorte, la dame écrit ce poème symbolique : « Parmi les sièges de lotus des neuf degrés [qui sont au Paradis] même le dernier [me suffirait] ». À la lecture d'un texte aussi désabusé, l'Impératrice lui reproche de s'être trop vite découragée et lui conseille de continuer à penser qu'elle devrait être la première. Dame Sei est ravie, car elle sait désormais combien l'Impératrice l'aime. Quand le pick-up s'est profilé au bout de la place, je dois admettre que j'étais soulagée. Je n'ai pas raconté tout cela à Joël, j'ai seulement dit une vérité : aucun danger dehors, tout est calme.
    Joël m'a pris la main, une posture mélodramatique qui me met mal à l'aise. Il a répété : « Bien sûr, tu pourrais avoir cette impression, mais je ne suis pas fou. » J'ai retiré ma main un peu brusquement. Il a compris que son geste était déplacé. Je me suis sentie coupable, je lui ai souri comme j'aurais souri à Gaspard Haüser, m'étonnant au fond de cette inversion des rapports. Lui qui m'intimidait, je le voyais maintenant dépendant de moi, suppliant que je le rassure. Alors, visage livide, mine désemparée, il m'a dit : « Tu pars quand ? » et j'ai ressenti un frisson. La convention avec la ville de Malbec prenait fin bientôt. J'ai dû faire un rapide calcul (ce qui signifiait que j'écrivais depuis des semaines sans plus me préoccuper de l'écoulement du temps, et cette découverte me fit prendre conscience que j'étais peut-être bien ici, que Malvoisie était idéale pour moi). Je crois que j'étais aussi triste que lui quand j'ai prononcé à voix sourde : « Dans une semaine. »

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