L'Alphabet des Anges
Xochitl Borel
L'aire. Collection Alcantara.
L'Alphabet des Anges a reçu successivement deux prix : le prix Lettres-Frontière et celui du Roman des Romands, en Suisse, bien sûr. C'est grâce au premier que j'ai pu faire la connaissance et de l'auteur, et de son livre. J'aime bien l'auteur, mais je parlerai du livre. Que j'aime bien aussi.
L'Alphabet des Anges est un premier roman. Xochitl Borel y croise des vies de femmes, surtout Soledad, sa belle-mère, sa fille Aneth... sans oublier quelques hommes qui passent, pas anodins pour autant, entre menaces ou appuis providentiels. Soledad, la narratrice, est une jeune femme brillante, nous sommes dans une période d'après-guerre, située grâce à quelques informations fugaces, en fond de décor, ce qui importe, c’est que la période n'est pas très bienveillante pour les femmes. Soledad se trouve enceinte, son père ne reproche rien, dit seulement « Je ferai le nécessaire ». Soledad aimerait garder l'enfant, sûrement un garçon qu'elle aurait appelé Micha, ne résiste pas malgré tout à la décision paternelle, et va avorter. Mais l'opération artisanale, à l'aiguille à tricoter, chez une faiseuse d'ange et sous la surveillance de sa jolie belle-mère, Anne, ne se passe pas comme prévu. L'enfant ne disparaît pas, rejette son destin d'ange, vient au monde. Elle s'appellera Aneth, comme cette plante qui, par miracle, a poussé dans un pot de terre stérile sur le bord d'une fenêtre. Aneth est là, sa vive intelligence transforme le monde à coups de mots d'enfants d'une poésie quasi invraisemblable (mais de l'aveu de l'auteure, inspirés de son expérience de travail auprès des enfants et de souvenirs familiaux). Aneth est drôle, alerte, optimiste... et borgne, cruel stigmate de l'avortement raté. Au royaume des malentendus, les borgnes sont reines. Aneth a de la ressource. Son infirmité est un leurre pour les autres, elle se débrouille très bien, dessine avec une inventivité rare ce qui est invisible, jusqu'à l'abstraction des mouvements de la danse, veut bien jouer d'un instrument, mais ce sera de la trompette, d'aucuns voient ses dons comme une chance à saisir « C'est stupéfiant » ! dit un professionnel, qui la verrait bien dans un centre spécialisé pour des enfants à haut potentiel. Soledad ne partage pas cette analyse, l'intelligence peut être méchante, elle le sait, elle fut brillante aussi, « gavée d'école », bien élevée, « affligée d'une auréole d'intellectuelle », cheveux courts et liberté rognée. Elle s'est jurée de permettre à sa fille de rester libre. Penchée sur les lettres de l'alphabet qu'Emile, le compagnon de Soledad, lui apprend, Aneth enregistre un savoir qui pourrait soudain paraître inutile : elle va devenir aveugle entièrement. Que l'obscurité se referme sur elle, que son seul œil valide se brouille et s'éteigne, elle a en elle tant de lumière, elle a déjà tellement perçu de couleurs et d'invisible, que cet ultime coup du sort ne pourra pas dépouiller Aneth de ses ailes. Par sa maladresse, la faiseuse d'ange a bien produit un ange, resté sur terre, celui-là.
Dans une langue poétique, le court roman de Xochitl Borel égrène le temps, parcourt une galerie de portraits de personnes uniques, voire solitaires comme l'œil d'Aneth (père veuf, belle-mère abusée, Soledad, Aneth, Margot l'avorteuse, Emile...), figures entrelacées et appariées par la volupté et la force des plantes et des fleurs, omniprésentes, fondues enfin par l'ultime unification que produit la cécité d'Aneth.