Rue Pascal, la cour était en partie occupée par un atelier. Là, mon grand-père paternel exerçait le métier de cordonnier. A ce savoir-faire déjà appréciable, il avait ajouté par force de travail et d'études spécialisées, celui d'orthopédiste. Le cuir dont il avait besoin pour les chaussures sur mesure qu'il réalisait (...) était acheté chez le père de Pierre Etaix, avec qui notre famille garda ses liens. On verra plus loin des exemples de l'exceptionnelle mémoire de Pierre Etaix, mais en voici un : récemment, il se rappelait avoir vu mon grand-père dans cette ridicule et presque féminine tenue de zouave, uniforme de la compagnie des tirailleurs algériens et tunisiens (« ceux qu'on envoyait sur les mines » grinça le réalisateur de Pays de Cocagne) dont une photographie garde la trace dans un album familial. Quand, où le jeune Pierre Etaix l'avait-il découvert ainsi ? A l'occasion d'une des rares permissions de mon grand-père j'imagine. Rares, car je suppose qu'on ne rentrait du service en Tunisie qu'une ou deux fois dans l'année. L'occasion des visites des parents, des voisins, des amis. L'occasion sans doute de revêtir pour l'exhiber, le bizarre costume avec fez et culotte bouffante et d'évoquer Tunis, c'est-à-dire Carthage. (...) Pierre Etaix se souvient surtout – et c'est précisément pour cela que je l'appelai, pour lui faire préciser des confidences faites quelques années auparavant – du retour de mon grand-père de captivité. Le seul témoignage qui me soit ainsi parvenu de cet épisode n'est pas issu de la mémoire familiale ; mon père n'en a jamais parlé. Il a fallu ce spectateur bienveillant pour que ce moment particulièrement intense resurgisse.
Mon grand-père paternel fit partie de ces nombreux prisonniers français dont la figure lointaine fournit toute une mythologie pétainiste, puisque leur pitoyable statut fut mis dans la balance pour cautionner le Service du Travail Obligatoire. De ces quatre ans de captivité, mon grand-père parlait parfois, quand il évoquait l'immense plaine recouverte de neige, là-bas, en Prusse orientale et la vie dans la ferme où il avait été envoyé pour aider aux travaux des champs, comme tant d'autres. Il ne confia que peu de détails sur son retour, et en tout cas rien du moment insondable où il retrouva son unique fils, pour qui il était un étranger. Pierre Etaix, qui ne devait pas avoir plus de quinze ans, fut le témoin du retour de cet homme amaigri et malade et du sentiment de gâchis qu'il ne manqua probablement pas d'éprouver quand, embrassant son fils, il se découvrit étranger dans son regard. La guerre brise tant de pactes, et celui anodin qui liait ces deux êtres, comme les autres. Cette déchirure produisit ses effets jusqu'aux deuils. Mon père n'appela jamais son père « papa », mais « mon père », justement. Une séparation jamais résolue, une distance jamais réduite. Le père Etaix avait gardé pendant des années la dernière commande de cuir faite par mon grand-père, et la lui offrit à son retour. Il y eut entre eux, sinon une amitié, une forte complicité en tout cas, qui dépassa la seule relation de clientèle. Pierre Etaix fut toujours reconnaissant à mon grand-père d'avoir continué d'apporter des fleurs à sa mère, quand elle fut devenue veuve. Plus tard encore, mon père s'occupa de la tombe de la mère du cinéaste.
Extrait de "J'habitais Roanne". Thoba's éditions, 2011.