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Je n'ai pas d'amour pour les territoires industriels, pas de bienveillance pour ces mythologies-là. Le meilleur de moi, ici, est dans ma compassion pour des êtres dont on a utilisé la force de travail. Un vernis de majesté ou de héros, concocté par les dirigeants et incessamment rafraîchi par toute une société complice, a pu les convaincre, seul, qu'ils étaient mieux que de la chair à charbon. Rien à faire, je les vois tout dépouillés de magie, en soldats sacrifiés. Visiteur des lieux où rodent leurs fantômes, je n'éprouve au mieux qu'une intense tristesse, une révolte contre ce qu'on a fait subir aux hommes, aux femmes, aux enfants, aux animaux, pour le profit. Le profit de quelques uns, car il ne m'est pas apparu que les dizaines de milliers d'emplois générés par la mine, avaient enrichi d'autres situations que celles des actionnaires, des maîtres et des cadres. Les hommes ont été payés, certes, mais combien ont pu franchir, grâce à cela, les limites — j'allais écrire « la fatalité » — de leur condition, ou la faire franchir à leur progéniture ? Et la ville ? Hors l'Ecole des mines, où des cadres et des ingénieurs, rarement issus de la classe ouvrière, se formaient ; hors les tragiques bas-reliefs de la bourse du travail, la triste sculpture en mémoire des fusillés de la Ricamarie, une frise sur le bâtiment des ingénieurs des mines, quelques monuments tout aussi mélodramatiques élevés ça et là, quelles belles réalisations populaires ont-elles été engendrées autrement qu'en hommage, par les salaires des mineurs ? Pas même un représentant de bronze devant la mairie, où l'homme de métal symbolise la métallurgie. Hors certaines maisons de maître, en quoi les Houillères ont-elles haussé la ville et ses citoyens ? Un peu de survie, juste assez d'argent pour attirer des générations autrement condamnées à la famine. La mine ne fut un substrat que de la peine des gens. À ce bilan, je ressens plus que de la tristesse, plus que de la compassion ; je ressens de la colère. Colère sans doute illégitime, car je n'ai en rien été lésé, mais c'est ma fraternité — bien commode je le sais — avec les enfants de Louise Michel, de Hugo ou de Vallès. Des misérables ? Pas si simple. Ils se voyaient en seigneur, on l'a assez dit. Quant à la population du pays et d'ailleurs, également fascinée par la mythologie des travailleurs de fond, elle se chauffait innocemment à leur sueur comme aujourd'hui l'on s'habille grâce à la souffrance des indiennes ou des pakistanaises, on téléphone grâce aux risques pris par de jeunes africains promis à la mort par écrasement, sans beaucoup plus de conscience. Finalement, l'apport du travail des mines, qui a maintenu en état de paupérisation toute une société, c'est peut-être l'essence populaire de Saint-Etienne, celle que les amoureux de la ville élèvent au degré d'une sorte de vertu (dont serait dépourvue Lyon la bourgeoise, souvent donnée en comparaison.) Et avec cette popularité, comme à Roanne que j'ai étudié mieux, avec cette rudesse de vie, s'organisa une solidarité ouvrière, bien nécessaire. Fertile, ouvrant sur la création de clubs sportifs, d'associations culturelles ou caritatives, elle entraîna, cette solidarité initiale et nécessaire, une façon de s'allier, des amitiés, des forces, des courages, des résistances, elle produisit et conforta un autre réseau, en surface celui-là (ce qui ne signifie pas « de surface »), entre les gens. Un réseau pérenne, efficace, une manière de maintenir les liens de la société. Des grèves, des manifestations, y compris pendant l'occupation, forcèrent le destin. Aujourd'hui, le réseau populaire poursuit son œuvre, son maillage solide de relations humaines équilibre la sape des galeries. 

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