Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

3836

C'est une notion bien connue qui resterait abstraite si la vie ne s'occupait de l'incarner : nos décisions ne nous appartiennent pas. On se donne l'illusion du choix tandis que s'imposent en réalité les circonstances et le contexte, le milieu, l'âge, les contraintes sociales. On ne peut donc pas dire qu'Antoine ait choisi de rester à la ferme pour aider les parents. « Écoutez, moi… je remonte aux Janots », répondit-il finalement, le lendemain, à son patron. L'autre était dépité, il s'était convaincu de voir en lui un successeur, Antoine était l'homme qu'il lui fallait. « Tu te rends compte de ce que tu rates, là ? » Tortillant sa casquette devant le maraîcher étonné, il s'excusa « Je vois bien que ça vous contrarie, mais il y a la ferme et mes parents y arrivent plus. Ils ont besoin de moi... », il ne précisa pas : Entre mon père et ma mère, ça va pas, faut que je sois là, sinon ça va tourner au venin. Il ne dit rien parce que ça ne concernait personne en dehors du trio de la bastide. Ça ne concernait personne, ces moments furieux où le père et la mère tonnaient en Occitan, en Occitan parce que les contours du Français dénervent la colère, ça ne regardait qu'Antoine et sa mère, ce moment où il l'embrassa puissamment pour la retenir de se jeter dans l'oubli noir d'un étang. Elle s'était enfoncée à mi-corps, soulevant de gros remous de vase, la jupe gonflée autour de ses pas décidés, désirait franchement la noyade, quand il sauta dans l'eau pour la retenir, supporta ses coups, sa rage et ses pleurs, la hâla de toute sa jeune force pour la ramener sur la berge, alors qu'elle protestait « Laisse-moi, Antoine, j'en peux plus, j'en peux plus, faut que ça finisse, laisse-moi ! » Étendus sur l'herbe, sales, ils reprirent leur souffle. Péniblement, parce que les sanglots coupaient la respiration, parce qu'une peur résiduelle amoindrissait l'oxygène. Ils revinrent à la ferme et se changèrent en silence, à petits gestes somnambules, en priant pour que Marius ne rentre pas. Antoine et sa mère restèrent sur cela à jamais muets, n'évoquèrent pas l'incident, même entre eux. Des regards baissés, parfois, laissaient à leur place, dire combien c'était douloureux et sombre, combien ça les tenaillait, là. Marius n'apprit jamais que son fils, un jour, avait sauvé sa femme. La sœur d'Antoine, elle-même, n'en sut rien. Ce qu'elle comprit — tardivement — ce fut le sacrifice de son frère, les ambitions qui lui étaient autorisées et auxquelles il renonça brusquement, après une seule nuit de réflexion. Cela pesa sur les années suivantes, cela pesa sur tout, selon Antoine. Vu depuis Sarrebourg, où sa sœur avait été mutée et fréquenterait un lorrain qui deviendrait son mari, Antoine suivait en toute logique l'exemple paternel. Aucun drame là-dessous. Le destin est constitué de ces innombrables ajustements de trajectoire. Il repensera souvent à cette décision comme à une connerie. Ce mot résumant tout ce qu'il y a à en penser.

 

Extrait de "Malvoisie". Roman en cours d'écriture.

Commentaires

  • J'apprécie cette écriture réfléchie. Merci pour cet extrait. Continuez, l'histoire de ces gens "simples", en fait complexes, est touchante, donnant du champ pour la réflexion.

  • Merci. Je pense le finir dans l'année, celui-là. Après l'écriture, j'aimerais assez que ce roman soit, publié. Prions les saints de l'édition...

  • Une bougie pour Saint Plomb et une pour Saint papier
    et que ça coule.

  • Tu la tiens ta Malvoisie...Impatiente je suis d'en lire plus.

  • Merci Paola. Ça va bravement, pour l'instant.

  • Merci. Tellement juste . Encore....

  • Merci.

  • oh, oui, un autre commentaire.
    Ce soir, dans la maison familiale à vider (la mort implique cette mise en scène), j'ai trouvé un feuillet de Mably comportant ton nom (et un texte). Et oui. Mes parents étaient des familiers de très longue date de Popol Desroches... J'lirai, t'en dirai des nouvelles...
    Quand les souvenirs des autres sont un héritage...
    (qu'en faire, qu'enfer)

  • Et oui, la façon dont on vide les maisons endeuillées... Les fins d'histoire. De quoi inspirer des textes, là encore. Pour Mably, tiens tiens, qu'est-ce que ça peut donc être ? Aucun souvenir.
    Merci de ton (tes) passage(s).

Les commentaires sont fermés.