Anne-Marie a laissé un message sur la table du salon, devant la télévision. Il déteste cette habitude, cette manœuvre ; sa femme sait très bien qu'il ne regarde pas la télévision. Elle pourrait déposer le billet dans la bibliothèque, où il passe ses soirées, ou bien à la cuisine ; aux toilettes pourquoi pas. Autant d'endroits qu'il est plus ou moins obligé de fréquenter, mais le salon... Cercle magique de fauteuils, équilibré par un canapé et un poste de télévision monolithiques, couleur obsidienne. Lieu tabou où se déroulent parfois de répugnantes assemblées autour de vaisselle en plastique et de bougies parfumées (le pire, les réunions de vente de bougies parfumées : le mélange d'odeurs, discrètes séparément, mais redoutables et capiteuses, quand la douzième est allumée « pour se faire une idée »), avec l'entrelacs assourdissant de piailleries sans répit, d'éclats de rire aigus et les regards sévères quand un homme s'aventure à portée de voix. Un mot d’Anne-Marie, placé dans ce lieu interdit, est une évidente démonstration d'hostilité. Charon décèle la triste énergie dépensée à inoculer cette infime dose de venin, d'autant plus inefficace que l'un et l'autre sont mithridatisés depuis longtemps. S'il pouvait, il s'empêcherait de lire mais trop tard, le mot est écrit énorme, avec un des feutres dont il se sert sur le tableau blanc. Ce type de feutre qui ne doit pas être utilisé sur papier, ce type de feutre qu'il faut avoir la nuisible volonté d'aller chercher sur son bureau. Sur la table basse, le billet hurle en rouge : « Rappeler l'éditeur. » Charon crispe les paupières. Depuis le temps qu'il fournit à toute la région et au-delà, des dizaines d'ouvrages, il connaît au moins quatre éditeurs importants, sans compter l'escroc. Elle le sait, elle le sait pertinemment !
La suite dans Le Psychopompe, signature le 24 avril.