Pour meubler, en attendant que je produise les billets des jours à venir (oui, c'est les vacances et paradoxalement, j'écris moins pour Kronix), je colle ici un extrait d'un roman avorté "L'Husine", qui doit dater des années 2000, avant l'écriture du "Baiser de la Nourrice". Le petit Mido bosse dans l'Husine (avec ce "H" majuscule, qui évoque celui de l'Humanité) et rentre tous les soirs en vélo, mêlé à la migration monstrueuse de milliers d'ouvriers. Le nombre forme une sorte de fleuve bio-mécanique extraordinairement serré dont les cohortes de fourmis peuvent donner une idée. Ce soir-là, les vélos vont de plus en plus vite, lancés dans une course insensée. Soudain...
Soudain tombe une averse démente. Un bombardement de flotte. Le rideau sombre percute le train des vélos lancé à toute allure. Les deux précipitations mêlées produisent un fracas d’armure froissée. On ne voit bientôt plus le groupe qui précède, puis les ouvriers devant Mido s’évanouissent, puis sa roue avant, enfin le faisceau de la lampe devient un halo chancelant, projeté contre un mur de paillettes argentées. Mido est trempé, brusquement glacé et terrifié. Autour de lui, on crie confusément, on essaie de s’arrêter, mais le flot des travailleurs est si dense et rapide que l’arrêt est impossible. La foule poursuit sa course étrange, fonce dans la nuit opaque, absolument perdue. Mido hurle avec d’autres, se retourne, supplie d’arrêter, mais continue d’appuyer sur les pédales, pour rester dans le rythme. Il ne perçoit de la cohue qu’une succession de gestes confus, de halètements mystérieux, de cris, hachés par le vacarme de la pluie. Brusquement, comme dans un cauchemar, Mido entend un bruit qui traverse l’écran de l’orage depuis l’avant du convoi ; c’est une bouillie de cris terrifiés et de tubes en valdingue, de corps qui rebondissent sur l’asphalte mouillé, puis de cris encore, et cela enfle enfle, grandit devant comme un souffle de loco et approche approche. Mido est d’un coup balancé en l’air, il a le temps de comprendre qu’il est projeté au-dessus d’un monstrueux carambolage, invisible sous la pluie. Il retombe brutalement sur une anarchie de corps et de vélos enchevêtrés. Un bout de métal vient le percuter immédiatement. « Mon vélo » se dit-il. Sa main le cramponne à tout hasard. Il cherche à se relever mais des dizaines de types lui sautent dessus, immédiatement suivis d’un vélo en perdition. Mido est heurté durement à plusieurs reprises. La pluie redouble de force, devient une sinistre avalanche de fouets gelés, une douche violente qui crucifie les hommes sur le sol. Mido est englouti sous des corps épais, trempes, inertes ; il essaie de se dégager en vain, renonce, épuisé. Le fracas des chutes s’éloigne légèrement, mais la mêlée frémit sous les chocs répétés, comme une masse sensible. Mido étouffe, gémit. Les corps partout s’immobilisent, des râles s’évanouissent dans le grondement torrentiel de la pluie. Une immense tristesse submerge le garçon. Il se voit mourir, il a froid. Les vélos continuent de tomber plus loin. Les tressautements faiblissent à travers la masse mobile des corps qui jonchent la route. Un des hommes qui le recouvrent remue enfin, grogne et se réveille. Mido l’encourage, rassemble ses dernières forces et ensemble, ils parviennent à soulever l’enchevêtrement des corps qui les écrasent. C’est une mêlée atroce de morts et d’agonisants, de tubes tordus, pédaliers déchirés, éclats de chaînes et chairs crevées, vestes gonflées d’eau, noircies de sang. L’homme s’éloigne, titubant, marchant au hasard sur les autres. Mido se traîne sur les corps agglutinés, s’agrippe aux haillons des gisants. Il rampe, les gestes alourdis par les fringues trempées. La pluie est comme un animal trapu, greffé aux épaules, Mido en perd le souffle à chaque mouvement. Il se dirige à l'aveugle, doigts plantés dans des membres indistincts, vers ce qu’il pense être le côté de la rue. Une lumière débile, chancelant dans la confusion de l’orage, semble indiquer un réverbère. Mido parvient en effet au pied d’un réverbère. Le garçon s’y adosse, il réalise alors que sa jambe est cassée, que ses côtes sont douloureuses et rendent difficile chaque inspiration.
De loin en loin, malgré le vacarme de l’averse, Mido perçoit bousculade de fer et vociférations rageuses, le chaos de bataille qui se poursuit. Combien de centaines d’ouvriers, fonçant tête baissée, aveuglés par ce déluge, viennent s’écraser contre les précédents. Cela pourrait durer des heures. Pourtant, le bruit de course ne cesse pas : une portion de rue est donc encore libre et le flot s'y écoule sans encombre, comme un torrent indifférent. La pluie s’arrête enfin, aussi soudainement qu’elle était tombée. Une bruine tenace la relaie, embue le fatras de corps et de machines. Le train des ouvriers qui a pu poursuivre sa route est passé, a rejoint ses pénates. Les lumières de la rue gagnent à nouveau sur l’obscurité et soulignent l’amoncellement serré des victimes. Un silence apparent succède au grondement de l’orage. Bientôt, un râle, puis un autre, enfin une plainte continue s’élève de la rue. Des mains se dressent, on gémit, on appelle. Mido, dans un brouillard de douleur, devine des fenêtres allumées, de rares voisins qui descendent mais, pense-t-il, la plupart des habitants de ce quartier sont ici : masses grises qui encombrent la rue. Il voudrait bouger, au moins appeler, mais la douleur le paralyse. Tout à l’heure, la peur et l’instinct de survie lui ont permis de dépasser son handicap. A présent, les os brisés envoient des piques aiguës dans son cerveau et il ne veut que se reposer. La rue s’abîme dans le silence total. Les rumeurs de collisions sont éteintes. Quelques gémissements s’échappent, poussés par un chapelet de vapeur froide.