Ulysse revient à Ithaque, dépenaillé, vieilli, au point d’être invisible aux yeux de son épouse, mais reconnu de son seul chien, dont la vie a été extraordinairement prolongée dans ce seul but. Que veut en réalité Odysseus ? Il pourrait très bien paraître avant l’arrivée des prétendants de Pénélope, lasse de résister depuis 20 ans. Il prouverait son identité de la même façon que dans le chant final : son arc à lui seul obéissant. Pourquoi ne le fait-il pas ? Parce qu’il réalise un fantasme partagé par beaucoup : assister à ce qui se passera après notre mort. Observer l’affliction de ceux qui nous ont aimé, le cynisme des autres, découvrir l’affection que des inconnus peut-être nous ont porté, voir tomber quelques masques… A peine au large d’Ilion, peut-être imagine-t-il d’abord de surgir, en histrion, trop heureux d’arriver : « C’est moi ! Enfin ! Pénélope, dans mes bras ! » et puis, tandis que les sirènes s’époumonent, tandis que Circé tente de lui faire goûter la fadeur de l’oubli, qu’Eole cherche à le noyer, que Polyphème le maudit, finalement, peut-être se met-il à ruminer une vengeance, parce que les années s’additionnent et qu’il sait que, là-bas, dans son petit royaume, la roue tourne. A force, dans sa solitude, il doute aussi de son épouse. Qui aurait résisté si longtemps ? Il prend lentement cette résolution, dans le temps des épreuves : débarquer incognito et observer. Savoir. Connaître le monde après sa disparition. Et il découvre, avec la mort de son chien, que le monde va sans lui. Les récoltes sont faites, Pénélope va se marier. A Ithaque, le règne d’Ulysse est inscrit dans le passé, dans la déjà fabuleuse légende troyenne. Ce que fait Ulysse en révélant son identité ? Il remet les pendules à son heure, soit vingt ans en arrière. Il gomme la guerre, les compagnons disparus, les enfers et les délires. Il est arrivé dans son fief, sa jeunesse accrochée aux semelles, et il en redistribue les mânes autour de lui, comme on plie le monde à ses désirs, dans les rêves. Enfin, quand tout est achevé, rejoignant Pénélope dans sa couche, peut-être la mère de Télémaque, soudain contaminée par ce souple regain qui vient de gorger le palais de sang jeune, revit-elle aussi ? Et son époux, sec et noueux, tanné et hâlé, retrouve une beauté sidérante, épargnée par le temps, plus jeune que lui et prête à revivre un amour recommencé.