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Christian Degoutte à l'écritoire d'Estieugues

Au centre de Cours-la-Ville (Rhône), où je m'arrête pour demander mon chemin, un panneau avertit que « la ville est sous vidéo-surveillance ». La taille de la commune le permet je suppose. Quant au Syndicat d'initiative où j'espère un renseignement, il est sécurisé par un sas à ouverture électrique commandée depuis le bureau, à l'intérieur, comme une banque. Je me dis qu'on a vraiment le sens de l'accueil dans ce patelin. Du coup, l'existence de « L'écritoire d'Estieugue », association dédiée à la poésie, prend un sens particulier. On défendrait ici une poésie de résistance à la bêtise et à la frilosité, une poésie de l'ouverture et de la générosité, que ça ne me surprendrait pas. En tout cas, les amis de l'écritoire (Gilles Cherbut et Anne Vaucanson en tête) honorent le printemps de la poésie par plusieurs rencontres et lectures. Ce samedi 17 mars au matin, c'est Christian Degoutte qui était l'invité du « conversatoire de poésie ».

La voix de ce poète est rare malgré le nombre et la qualité de ses publications. Nous étions une trentaine à avoir tenté de ne pas louper ce rendez-vous. Christian est comme ces animaux rares, furtifs, rayonnants, qui s'effraient de la lumière et sous l'haleine des ténèbres... Merde, voilà que je me mets à écrire comme Bobin. Non : Christian Degoutte est d'abord un insatiable lecteur de poésie, un guide bienveillant, s'amusant à décontenancer : « c'est bien, la mièvrerie, moi j'aime bien les trucs mièvres. Pourquoi ce serait mal, la mièvrerie, le pathos ? » et qui, deux minutes après, vous cisaillent le cœur et les tripes en lisant des extraits de « Il y a des abeilles », texte sensuel et désarmé, apaisé mais traversé par une colère, loin très loin de toute mièvrerie. Son intervention alternera pendant deux heures, lecture de ses textes et des textes des autres. Les parentés, les influences, les complicités et les allusions sont constamment rappelées. Christian nous propose d'emblée de distinguer une poésie « d'estrade », Jaccottet, Ponge..., éditée dans de grandes maisons et reconnue (une poésie qu'il aime lire mais pas celle vers laquelle il va naturellement, en tant qu'auteur) et une poésie que pour faire vite il qualifiera d'underground. Disons, confidentielle. Enfin, encore plus confidentielle que la poésie d'estrade, c'est dire. Sans un guide comme lui, qui en une matinée nous défriche quarante ans de littérature faite « au cordeau », un piètre lecteur comme moi (pas assez curieux, voilà le drame) n'aurait jamais eu vent de l'existence de poétesses actuelles comme Ariane Dreyfus, Sophie Lucas ou Amandine Marembert.

Un poète n'écrit rien qui ne soit rattaché à la littérature qui est sa famille. Ses premiers textes, « Sybilles ocres », « l'homme de septembre », repris à l'envi dans des anthologies, reflètent la manière de René Char, dont la densité des textes lui est toujours une énigme. On sait que le travail d'un artiste est de se déprendre de l'empreinte de ses maîtres. Lire beaucoup, beaucoup d'auteurs exigeants, c'est-à-dire multiplier les influences en fait, aide assurément à trouver sa voix. La lecture et le silence qu'impose cette avide fréquentation des autres textes. La plume de Christian se tait pendant vingt ans, après ses publications des années 70. « C'est comme ça, dit-il pudiquement, je n'écrivais rien, enfin rien d'utile. » Rien d'utile... Que les écrivaillons ruminent cette notion (je la prends pour moi aussi, d'ailleurs : ma prolixité (surtout mon peu de réticence à partager la moindre ligne), me fatigue moi-même. 'f'rais mieux de savoir si j'écris quelque chose « d'utile » parfois. Mais passons.)

Retour à l'écriture dans les années 90 (je n'ai pas saisi, car Christian digressait, s'égarait, revenait, si « 34 cordeaux » écrit en hommage à Apollinaire, se situe dans cette phase de regain mais qu'importe), les années 90 donc, avec de « faux » poèmes. De faux poèmes, comment ça ? C'est que pour leur auteur, ces textes n'avaient pas grand chose à voir avec la poésie. Il se pense « incapable d'écrire un poème », alors il fait « fictionner » la poésie. Par exemple avec cette merveilleuse idée du recueil « paroles cuites ». les paroles cuites, ce sont des textes fragmentaires, exhumés de la terre des jardins et des talus, des signes vitrifiés sur des bouts de faïence que les naïfs croient être d'anodins morceaux de vaisselle cassée mais que le poète reconnaît comme les vestiges d'une civilisation nomade disparue. Il a suffi de traduire leur langue, « l'archaïque », pour produire un recueil, illustré de dessins scientifiques. Christian fait encore des fictions de poésie à partir des catalogues de la Redoute, où il a remarqué que les lingeries étaient assorties de textes aux teintes « poétiques », pour convaincre les clientes d'acheter tels bas, telle nuisette, telle culotte. Dans ce cas, « faire fictionner la poésie », c'est pousser les curseurs un peu plus loin, mener la tentative au terme. Appuyer sur les curseurs est question de dosage. Christian rappelle la frontière imperceptible qui sépare un bon poème d'un poème ridicule. Enfin, « comme on ne peut pas toujours faire semblant... » Christian accepte d'écrire vraiment des poèmes. Il ne s'agit plus de fictionner, il s'agit de se confronter à la genèse de cette forme. C'est très risqué : « La seule volonté d'écrire un poème suffit à tuer le poème », principe d'incertitude appliqué à l'écriture. Une source pourtant est utilisable : cueillir dans sa prose quotidienne les éclats qui sont l'amorce de textes. En revenant sur ces phrases, livrées sans ordre aux carnets, dans le flot des notes « on est éclairé à rebours par ses propres formules ».


Et la poésie, qu'est-ce que c'est ? Personne n'a posé la question, mais on sait bien qu'elle va surgir. Apprendre de lui comment il a pensé la chose. Il devance l'interrogation, sûrement parce que, à force de réflexion, Christian est en mesure de définir la poésie comme « ce qui nous conduit au langage à l'intérieur de nous » et l'écriture ? « une érotisation du langage ». Je me souviens que Pierre Michon voulait écrire avec le Français comme s'il s'agissait d'une langue morte. J'ai eu le sentiment que les deux approches n'étaient pas si éloignées. Écrire, enchanter le langage. Érotiser, oui, comme sont sûrement érotiques les courbes surhumaines du sculpteur Henri Moore qui lui inspira le superbe « Henri Moore à Nantes », que mon ami Jean a saisi le premier. Il n'y avait qu'un exemplaire. Mais je sais bien qu'il va me le prêter...

Lire les textes de Christian Degoutte : Le Pré#carré éditeur (Il y a des abeilles notamment, deux éditions différentes dont la plus récente est bilingue, français et allemand).
Son premier roman Trois jours en été, chez l'Escarbille.
On le trouve aussi dans des anthologies : le recueil III de « Poésie d'aujourd'hui en Rhône-Alpes » et dans « La poésie de A à Z » de Jacques Morin.
Christian tient aussi une rubrique dans la revue Verso, où il chronique les revues de poésie.

Commentaires

  • « La seule volonté d'écrire un poème suffit à tuer le poème »
    ...Génial. Et cette note passionnante.
    Ca fait en tous cas envie d'en lire (du Christian Degoutte)

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