On pourra parler de tout ça ce soir, à partir de 19h30, à la Médiathèque de Charlieu :
"La raison de Kargo vacilla doucement. Il eut la conviction que la bibliothèque avait un sens. Du moins ne pouvait-il l’exprimer d’une autre manière. Il discernait à travers les ouvrages présents, leur nombre, leur agencement, leur titre, leur contenu, une logique préexistante. Une cohérence qui ne devait rien à ses propriétaires, mais que la bibliothèque s’était donnée à elle-même, comme un organisme qui fonctionne selon sa propre nature. Pour Kargo, toutes les interrogations qui lui venaient au sujet de la bibliothèque devaient trouver une réponse par l’existence même de l’ensemble. Les œuvres se questionnaient entre elles, interagissaient selon des schémas qui lui échappaient encore mais qu’il saurait découvrir. Cette manière d’appréhender ce lieu comme une entité vivante, capable de dire quelque chose, lui dicta la lecture de la totalité des ouvrages. Il posa comme principe de commencer cet énorme labeur par le déchiffrement des livres les plus anciens. Tout y passa : antiphonaires, psautiers, cartulaires, almanachs, bréviaires, portulans, obituaires, terriers et rituels ; palimpsestes et incunables, rotules et volumens, en latin ou en grec, puis les romans, les encyclopédies. Sa lecture obsessionnelle s’emballa. À chaque ligne, à chaque mot, il s’agaçait, certain que tout lui était révélé déjà, mais qu’un aveuglement incompréhensible lui masquait une vérité sous-jacente, facilement accessible. Page après page, il s’obstinait dans l’idée que le voile se déchirait lentement, qu’au prochain paragraphe tout deviendrait clair et limpide. Il riait parfois de s’imaginer, dans les secondes prochaines, étonné par la simplicité du secret découvert. Il lisait, il lisait, il lisait, convaincu que le sens de la bibliothèque tomberait à la lecture d’un mot. D’un seul mot. Celui qui était là, dont il percevait la silhouette, au bout de la ligne, ou juste à côté de ce point. Il oublia de manger et ne dormait plus.
De vagues esprits venaient lui parler, et c’était comme une farandole de jappements indistincts et négligeables. Respirer, respirer encore, les fantômes échangent des sourires. Qu’est-ce qu’un monde peuplé d’esprits, sans enfants, et dont la mémoire disparaît ? L’espace vibrait autour d’écrits remarquables noués dans la chair du papier. Apocalypse ! Apocalypse ! hurlait-il parfois, quand la révélation lui semblait imminente. Les yeux étourdis de l’entrelacs des lettres, il n’entendait pas les échos brumeux d’appels têtus. Autour des livres, il n’y eut bientôt plus qu’un néant. Il finit, dans l’exercice constant et incessant de la lecture, par s’oublier lui-même. Dans la nuit qui l’entourait, un fantôme obstiné lui toucha le bras, et l’appela, d’un nom qu’il connaissait.
Il tomba d’épuisement."
Extrait de Mausolées.