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Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 41

 

    et d'autres, qu'en sais-je ? Comment ferais-je la différence, quelle bouche me dira ? Quel obstacle m'obligera ? Est-ce que les jours comptent quand je dois dire et vivre ? Le temps a noué sa courbe et me voici telle que j'étais au premier jour de mes souvenirs, telle que tu m'aurais vue, Joël, si tu avais été là, j'étais nue, une fois encore, nue entière, tremblante nue comme mon père me voulait, nue hors de ce lit où maman me laissait aller sans voir, sans voir exprès, j'étais pour une fois hors du lit, hors de la chambre et hors de la maison, pour une fois  sûre de ma trajectoire, là tout droit devant moi, dans la forêt pétrifiée par la nuit, pas de lune, rien qui sourie et veille au zénith de mon évasion, que des appels des larmes et des colères, des larmes qui disent reviens, des cris qui disent reviens, mais deux sens dans ce même mot, l'un d'une voix de femme qui supplie et espère, l'autre qui gronde, veut encore étancher sa soif, mais consent à me voir revenir pour calmer la furie qui enfin a compris, a ouvert les yeux et maintenant hurle à en crever, douleurs vrillées au ventre et me court après, je ne suis qu'une silhouette chahutée de vent et de givre la nuit n'est pas charitable la nuit n'est pas souriante, une sale averse ajoute sa torture en ricanant, la forêt lève ses fûts droit dans les ténèbres, je vais à la rencontre des lames dressées pour moi, prêtes à me réconforter à me cajoler de leurs baisers luisants, plus rien ne me fait peur, j'ai trop mal, derrière moi on crie mais je cours, je n'ai pas froid je suis un spectre déjà, le sang en moi s'est arrêté, on me poursuit reviens, on me crie des mots qui pleurent et les mêmes sont repris rauques et féroces avec des insultes pour me terroriser mais qui pourrait me faire peur, qui me fera encore du mal quand les grandes épées des arbres devant moi auront fait de mon corps un bouquet de petite fille, une souffrance déchiquetée, dispersée dans l'obscurité de l'hiver ? Y'a-t-il jamais eu récit de fuite pareil ? Y'a-t-il jamais eu d'exemple d'enfant qui se rue dans la nuit pour échapper à l'ogre et rejoigne sans crainte le loup caché dans les fourrés ? On n'a jamais vu ça on n'a jamais lu ça, ma mère a dit que j'étais courageuse. Elle hurlait pardon pardon déformé par la peur hurlait que je revienne, j'écoutais sa peur hors d'haleine tenter de me rattraper, plus rien ne serait comme avant, juré, plus jamais, elle me protégerait, mais par pitié que je revienne, tu vas mourir de froid où es-tu ? Syrrha, Syrrha je t'en supplie ! Mais face à moi, la séduction d'une nuit mortelle, bienveillante, sale et mortelle, souveraine, qui m'ouvrait les bras me disait viens dormir, viens dormir découpée tranquille au creux de mes bras affûtés. J'entrai, j'étais au seuil de la maison des arbres, les grands veilleurs sans morale, et je devinais, le cœur éprouvé par cette déception supplémentaire, qu'ils ne me couperaient pas, qu'il faudrait courir plus loin, m'enfoncer encore. Et soudain mes pieds nus ont écrasé des ronces invisibles, contact électrique, mille aiguilles ont pénétré ma chair d'enfant, au plus tendre des pieds, j'ai suffoqué, ma course stoppée net, j'ai hurlé de ces hurlements d'enfants qui arrêtent les bourreaux, j'ai pleuré, ma mère enfin était là, précipitée à genoux, asphyxiée par la course, elle a refermé ses ailes sur moi, m'a drapé de laine et de bonté et de pleurs épouvantés, c'est fini, mon amour Ô mon amour mon petit cœur c’est fini je te jure je te jure c'est fini. Je te protégerai. Cette fois, c'est fini.

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