Beaucoup la découvriront avec cet album, mais Léah Touitou ne débarque pas de nulle part. A 30 ans juste passés, elle a suivi un parcours personnel, exigeant, exemplaire, une traversée en solitaire avec pour seules armes son talent et son infatigable attention aux autres. Entrée dans le milieu professionnel avec des illustrations, des albums pour enfants, des films d'animation, le mode d'expression qui lui permet le mieux de faire connaître son univers, reste la BD qui lui avait valu d'être publiée dès l'âge de 16 ans. Aujourd'hui la « petite pousse » des éditions Ikon & Imago est devenue une auteure reconnue, éditée par Jarjille, excellente maison aux racines stéphanoises, ce qui n'est pas pour nous déplaire. Le premier album de ce qui pourrait être un diptyque, voire un triptyque, s'intitule Café Touba. En 2011, Léah imagine et conçoit un parcours artistique en Afrique, dont elle connaît déjà le Cameroun. Cette fois, de nombreux pays de l'ouest du continent seront traversés, chaque escale donnant lieu à des ateliers de dessin, de BD, de fresques, de films d'animation, etc. Pour Léah, tout d'abord, l'odyssée est affaire collective, impensable en solo. Elle se démène, contacte associations, institutions, particuliers et professionnels... Un vif enthousiasme accompagne d'abord « Caravane d'images », le nom de son projet. Beaucoup d'encouragements, de soutiens inconditionnels, d'accolades à la vie à la mort (enfin, j'imagine ce genre de chaleur très superficielle) sauf que, de dizaines d'aventuriers prêts à s'envoler pour l'Afrique, la veille du départ, Léah se retrouve bel et bien seule. Elle ne renonce pas (ce serait mal la connaître) et, la peur au ventre de se lancer dans une telle 'performance', elle atterrit à Dakar, au Sénégal, sa première étape. Son travail sur place, les trajets, les rencontres dans les villages, les écoles, chez l'habitant, loin du Sénégal touristique (et des « mamans cadeaux » européennes qui viennent chercher sur ses plages la chair athlétique des garçons pauvres du pays), est le sujet de ces 110 planches en noir et niveaux de gris. Et c'est un régal, une jubilation, une déambulation étonnée, drôle et tendre, au contact d'inconnus dont on se ferait facilement de grands amis. Léah Touitou restitue la langue, les attitudes, les expressions au plus juste. Elle n'est pas la « toubab », la blanche qui observe et juge, elle est de son temps, notre toubab, elle ne croit pas détenir la vérité occidentale. Pétrie d'auto-dérision, toujours en retrait, simple invitée au service d'un projet, (collectif cette fois : tout le monde, y compris une vieille femme du village, participe à la réalisation d'une fresque élaborée avec les enfants d'une école), elle ne sort de sa réserve que si on la pousse à participer à un jeu ou à une fête. Femme accueillie dans un monde différent, ses hôtes la guident et lui expliquent l'histoire ignorée des Européens, la grande histoire africaine, les puissants et vastes empires d'antan, « Est-ce que, parce que ce n'est pas écrit dans vos livres de blancs, c'est faux ? » Le lecteur partagera quelques leçons de vie aussi, dont chaque vrai voyage intime est prodigue, quand un homme dit, parce que notre voyageuse s'impatiente d'attendre une voiture : « Hé, en Europe vous avez la montre, nous on a le temps » ou quand elle remarque une élève métisse et que le professeur de l'école prononce : « Les enfants métis sont toujours beaux. La preuve que Dieu aime les mélanges ». Les carnets de l'auteure, croquis pris sur le vif, détails annotés à la façon des cahiers d'explorateurs, ponctuent et enrichissent la narration, ne sont jamais gratuits. Vous saisit aussi, au détour d'une anecdote qui trouve sa conclusion à la toute fin de l'album, l'émotion, celle qui étreint, vous noue la gorge soudain, et vous réconcilie avec l'humanité. La BD de Léah Touitou, comme le café Touba du titre, aux grains de café grillés, c'est fort et ça donne de l'énergie pour la journée (au moins).
N.B. : Léah Touitou sera à la médiathèque Tarentaize de Saint-Etienne le 2 juin pour un atelier autour de la BD.