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Le destin ricanait quelque part. De tout cela avait résulté des années de dérive, ponctuées de quelques bouffées d'air miraculeuses. La naissance de leur fille, conçue pour tenter peut-être de revivre, de prendre le dessus. Antoine était confusément accroché à ces bouées, il ne sombrait pas tout à fait, il flottait entre deux eaux, demi-englouti, naufragé espérant n'échouer jamais. Les méditations au dessus de la tombe où reposait le corps du petit ne lui apportaient rien. Est-ce parce que la tombe était incertaine, quadruple, multiple ? Cela non plus n'allait pas. Rien n'allait, rien n'était digne ou convenable, des milliers d'infimes misères s'agglutinaient à la suite de la noyade du petit. Ils avaient dû improviser une solution ; on n'avait pas prévu d'enterrer quelqu'un si tôt dans la famille. La tombe de ses parents était prête, elle aurait pu servir mais « pas question de mettre le petit dans une tombe vide » avait dit Marius, et sa voix s'était étranglée en disant cela, enrayée par le désespoir. On avait donc glissé le petit cercueil sous une ancienne dalle, contre les restes d'un oncle et d'une tante. Le couple était déjà entouré de deux enfants morts autrefois de maladie. Toutes ces douleurs étouffées sous la paume des tombes et dont un nom seul suffit à réveiller le cri. Antoine appuyait son regard sur la pierre. Aucune paix ne venait de sous la terre consoler sa peine. Le mot désormais cognait contre son crâne et il se sentait devenir fou. Il se rendit chez un psychiatre, tenter un nouveau traitement, plus adapté que cette pharmacie qui l'abrutissait sans l'aider, un reste de lucidité lui disait qu'il se détruisait, qu'il détruisait tout, qu'il allait tout perdre. Ponctuel à son rendez-vous, il entra, le bureau était désert, il appela : personne. Il attendit. Quel concours de circonstances a produit ce quart d'heure fatal qui aurait pu, lui aussi, tout faire basculer ? On l'aurait écouté, on l'aurait ausculté, on aurait déterminé les tendances paranoïaques qui seraient révélées plus tard, on l'aurait soigné, qui sait ?… Antoine, dépité, sortit du cabinet et ne revint jamais. Après tout, quelle importance, se dit-il alors. C'est que la dérive était entrée dans les habitudes, Antoine ne l'interrogeait plus guère. Au fond, n'était-il plus aussi inconsolable qu'il paraissait, comment savoir, englué dans les psychotropes, comment connaître le degré réel de sa propre affliction ? On redoute l'idée même de relâcher l'étreinte chimique, craignant de se découvrir alors nu, en écorché mortellement affaibli. Et cette crainte prend le pas sur le chagrin. Le chagrin enfoui là quelque part, réduit, muet, peut-être mort. Il est possible aussi que la véritable crainte soit celle de réaliser soudain l'absence de chagrin. Être inconsolable de la mort de sa peine et en ressentir une culpabilité plus grande, c'est peut-être ce qui arrivait à Antoine.

 

Malvoisie. Écriture en cours.

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