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Propos de Gilly

Dans mon pays, l'année Rousseau a avancé à pas mesurés, voire timides. A Chambéry, pays où vécut Jean-Jacques, et dans toute la région, un grand nombre de manifestations fait la part belle à l'auteur des Confessions (je saisis l'occasion pour évoquer ici « l'émail des prés », exposition de la photographe Yveline Loiseur, installée aux Charmettes, lieu où vécut Rousseau, jusqu'à la fin de l'année). La bibliothèque de Gilly-sur-Isère, petite commune non loin d'Albertville, n'est pas restée en retrait et a organisé exposition, rencontres, débats autour de l'écrivain. J'étais invité dans ce cadre pour évoquer le genre autobiographique, puisque « J'habitais Roanne » ressort sans doute de cette forme.
A Gilly, c'est vrai, je me sens un peu chez moi. Malgré la distance je pense souvent à ce petit monde là-bas qui, sous la houlette de Marielle, s'active pour faire vivre la littérature. Des liens se créent. Trop inhibé pour lancer des déclarations tonitruantes, je dis seulement que je suis heureux d'être invité, alors que j'en suis profondément touché, voire un peu confus. Mais passons. Il était donc question d'autobiographie. On a tendance à chercher de lointains ancêtres du genre, mais force est de constater, rappelait Laetitia Agut, professeur de lettres qui assurait une présentation de cette littérature en première partie, que Rousseau en est l'inventeur. Saint-Augustin ou Montaigne ont produit des essais, souvenirs, formes introspectives certes, mais qui ne répondent pas aux critères du « pacte autobiographique » établi par Lejeune en 1978 avec cette définition célèbre : « récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité ». Règle amendée plus tard légèrement (Lejeune est revenu sur le critère de la prose, trop restrictif) mais toujours valable, et que justement les auteurs du vingtième siècle ont tenté d'éprouver. Des auteurs comme Pérec ont questionné les limites du genre (voir « W »), travail qui a ouvert la voie, pour faire court, à l'autofiction. Cette littérature qui provoque agacement et perplexité chez certains auditeurs de la conférence, a initié un débat -orienté ensuite sur la question de la sincérité et de la vérité- avant que j'entre en scène. Laetitia, chauffeur de salle, quelle promotion !
Ensuite, c'est à nous. Marielle impose le vouvoiement, une façon de ne pas transformer la rencontre en dialogue entre deux vieilles connaissances, et de diriger la parole vers le public. Marielle a beaucoup travaillé comme d'habitude, fait des passerelles entre mon dernier livre et -surprise- un passage d'une préface écrite pour le livre de l'artiste Christine Muller (« êtes-vous débarrassé ? » Réponse : « Non »), saisit dans la conclusion de « J'habitais Roanne » une phrase inattendue (« l'insatisfaction à subir le monde tel qu'il est »), où elle pense me retrouver tandis que je croyais parler de Roanne. Je dois admettre qu'elle a raison. Il sera question du « J' » de « J'habitais Roanne » dont j'explique la valeur d'outil pour la compréhension de ma ville. Il sera question des lieux et des notions qu'ils véhiculent, intimement, pour moi. L'occasion de parler des bibliothèques et de la valeur d'amour de l'humanité dont elles sont, selon moi, la grande preuve. L'occasion d'évoquer des lieux ensevelis, disparus, où l'enfance ne peut plus promener ses pas et de la sensation de l'éphémère du monde. Pas de nostalgie, mais le constat que tout est périssable, y compris les paysages, les habitats, et jusqu'aux villes et aux civilisations, mortelles, comme on sait depuis Paul Valéry.
Je reviens aussi sur cette notion paradoxale : je considère qu'« on a toujours raison de partir » et pourtant je suis un sédentaire. Ne nourrissant aucune ambition, j'ai décidé (mais vraiment décidé), de rester ici. J'ai donc vécu, hors pour les études, toute ma vie à Roanne. C'est donc ce « J' », (pas « Je », voyez la nuance. Dans mes carnets de notes, le narrateur était noté « J' ») imprégné de ma ville qui sert de guide pour la comprendre. Et il doit être là, ce « J' » , pour incarner les lieux, les rendre vivants et palpables au lecteur. Quel lecteur, demande Marielle : pour qui écrivez-vous ? Dans le cas qui nous intéresse, je réponds sans hésiter : les Roannais, même si les non-roannais sont conviés à venir faire un tour et surtout, à partager mes méditations sur la vie et la ville, devenue la Ville exemplaire, selon Daniel Arsand, le préfacier. La réponse aurait tout autre il y a quelques années. L'idée du lecteur a évolué entre la période où j'écrivais pour moi-même et celle où je sais (par exemple ici) que le livre sera édité. Le lecteur alors prend une épaisseur. Ici, qui est-ce ? J'avais en tête tous les noms que je mets dans le livre. Mais selon un principe d'universalité assez répandu, nous sommes tous ce « J' », cet « homme qui marche ».
« J'habitais Roanne » ressort donc du genre autobiographique, et il m'a fallu lutter longtemps avec ma préférence, mon appétence naturelle pour la fiction. Quand on dit « je », quand on écrit à la première personne, on se dévoile, pense-t-on. Est-ce difficile ? Pendant sa présentation, Laetitia Agut rappelait que pour Gide, paradoxalement, la fiction nous aide à aller plus loin que dans la supposée sincérité de la vraie vie. Ce n'est pas si difficile donc, puisque je crois que l'on se protège en écrivant « Je » ou en tout cas, on inhibe, on reste en retrait. L'implication de soi importe et va influer, mais n'est pas la garantie d'un dévoilement absolu, bien au contraire.
Un autre grand théoricien de l'autobiographie, Jean Starobinski s'est intéressé à la recherche de style dans le genre autobiographique. Marielle me demande si l'exigence de l'écriture n'interfère pas avec la recherche de sincérité (Annie Ernaux est-elle plus sincère que moi ? L'écriture sèche et méfiante à l'égard des séductions de la littérature, « mettre de la honte » dans ses livres, est-ce là aussi une garantie d'authenticité ?). J'ai peu de temps pour y réfléchir, face au public, mais je maintiens ma réponse donnée ce soir-là : Je ne pense pas que le style nuise à la sincérité. Et plus largement : l'autobiographie dit-elle une vérité ? Le souvenir est une fiction, ontologiquement, il faut l'admettre. Et il me semble qu'à cette aune, l'autofiction est d'une certaine manière plus honnête que l'autobiographie, puisque la part de fiction qui la traverse est revendiquée.
« J'habitais Roanne » s'achève par un petit gag. Un épilogue d'une ligne revendique mon appartenance à la fiction, mon véritable univers. Je n'aurai dérogé qu'une fois, ici, pour ce livre, et c'est bien suffisant. Désormais, oui : je retourne à la fiction. Place à la vérité des personnages inventés. En quelque sorte, c'est le sujet d'un roman qu'un éditeur veut bien publier à l'automne 2013. Vous allez être surpris. Je réalise à quel point tout mon travail est en connexion, décidément.

Commentaires

  • J'aurais aimé être présent pour dire le mal que Doubrovsky a fait au roman quand on a cru qu'il l'avait réinventé. Sinon, c'est chouette d'avoir fidélisé des gens comme ça.

  • Te faire venir à Gilly ? J'en connais qui y oeuvrent en ce moment-même, avec de belles idées. On en reparlera.

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