Daniel Arsand, auteur de En silence, La province des Ténèbres et récemment du terrible Un certain mois d'avril à Adana, est de ces écrivains dont on dit qu'ils sont rares, parce que leur voix est singulière, véritablement. Arsand élabore des récits au style soigné, mêlant délicatesse et puissance. Son dernier ouvrage est un texte court, publié en début d'année (Kronix a plus d'un mois de retard, mais bon), un récit autobiographique dans la veine de L'ivresse du fils ou Lilly, mais absolument différent par le sujet, l'énergie, la vitesse, l’enchaînement des thèmes, qui ressort autant de la prose poétique que de l'essai. Le livre s'intitule Que Tal. C'est le nom d'un chat. Son chat.
Qui est-il, ce chat, qu'on déposa un jour entre les bras de Daniel Arsand, ce chat au pelage blanc qui ne se soucie pas du temps qui passe, enseigne ainsi à qui veut bien l'observer, que le temps n'est que l'appréciation qu'on en fait ; une affaire personnelle ? Un animal, d'accord, mais c'est tellement réducteur, ce terme. Incompatible, pour l'humain borné, avec l'idée de l'amour. Et pourtant. Voici une histoire d'amour, placée d'emblée sous l'angle du deuil et de l'altérité, voire de la presque gémellité, entre un homme et son chat. C'est une tragédie.
Entre eux, il y eut un apprivoisement réciproque. Long. Quand tout va bien, Que Tal rejoint son compagnon dans la nuit, les ténèbres qui « matelassent l'appartement ». L'auteur qui n'est pas encore écrivain alors, n'ose pas fumer, ce qui insupporterait l'Autre. La nuit, c’est leur domaine à tous les deux, ils y sont à l'aise. Que Tal et lui couchent ensemble, vraiment, et le chat aux amarres de son Autre, est source de sensualité, de phrases qui entretiennent un trouble malicieux.
Il y a, prestement esquissée mais vite résolue, une crainte (plutôt un ennui) qu'on ne le saisisse pas, cet amour. La difficulté de faire comprendre cet absolu éprouvé pour un être d'habitudes, pour quelqu'un. Quelqu'un qui donne la paix et grâce à qui tout est limpide. Quelqu'un ET un animal.
Dans l'obscurité, dans le désœuvrement, c'est l'éclatante lassitude d'un type qui parfois se déteste. Un corps qui ressasse ses pensées, la monotonie du corps. La lassitude telle une bête dans la nuit. Voulue, désirée, préservée. La part animale, qui est cette parcelle de sincérité et d'angoisse, confinée là, au creux du corps. La part animale, précieuse, c’est aussi ce qui permet de s'éveiller, de réagir. Solitude et lassitude prennent l'être incertain en tenaille, l'obligent à des contours et à des décisions : une posture d'homme, alors qu'il voudrait être flou, négligeable. Parmi toutes les lassitudes, il en existe une, impérieuse : celle de ressusciter ses morts. Mais le garçon voudrait oublier qu'ils le hantent. Alors Que Tal, qui s'allonge contre lui, l'accompagne sans poser de questions, semble une solution, permet une réponse. Il a l'avantage d'être là, tangible et discret. Il n'est pas tonitruant, ne réclame rien que de l'amour. Il l'apaise.
A 42 ans, orphelin et célibataire, au chômage, peu content d'être lui, incapable d'écrire, infichu d'aimer, l'homme s'insulte, se traite de vieille carne rouspéteuse. Il comprend enfin l'autre solution, l'autre réponse : il lui faudra écrire, écrire dix mots pour en retrancher onze, écrire ce qu'il est, purin et or. Écrire enfin ses morts pour s'en désencombrer, écrire ce qu'ils ont été, les remettre à leur place. La place légitime qui est la leur, celle des fantômes. Que Tal ne le tolère que sain de corps et d'esprit. Ce qui oblige son compagnon à refuser les privilèges que revendiquent ses morts. Il le met au défi d'être écrivain, en somme.
Lui est parti souvent, métier oblige. Il est souvent venu avec d'autres hommes, ivresse oblige. Le cœur de Que Tal s'est usé à l'attendre. « En sa compagnie, j'étais un orphelin, j'étais seul et veillé ». Vivre à deux, ce fut cela, écrire entre transe et sérénité. Quand l'écriture sonne faux, Que Tal apporte son aide, sans rien faire, il lui suffit de rester sous la caresse du regard de l'homme, d'exposer son animale sincérité. L'homme devient écrivain « avec ange gardien ».
Après douze ans de vie commune, Que Tal meurt en 2005. D'une embolie. Le chagrin, cette érotisation de la mort, ne se discute pas. Incrédulité, stupéfaction, on le vit, point. Et ce deuil en rappelle d'autres, qui furent longtemps remisés pour mieux avancer. Des deuils qu'il n’est plus possible de négliger. La mort de ses parents qu'il lui avait fallu attendre pour révéler son homosexualité. Et les fantômes resurgissent. Sa mère, sa langue maternelle même, Arsand ferme les paupières à ces deux morts. Le français est trop proche du chagrin, insupportable. Le chômage est loin maintenant, il est éditeur de textes étrangers. Il lit en anglais. L'amour physique, l'illusion du contact des autres, est un piètre réconfort. Une griserie qui finalement, rappelle cruellement le manque. Et le fantôme du père, ramené des limbes par Que Tal, messager bénévole surgit dans un retour fulgurant, radical. Le père « revint et fut mis en mots, il existait pour une seconde fois ».
La confrontation au deuil rend à l'auteur la conscience soudaine, à l'exemple de Que tal, que d'autres sont morts, que tout meurt, qu'il est mortel lui-même. C'est l'évidence, mais quand l'évidence prend corps, quand il devient manifeste qu'un corps recèle les cendres détestables... Il se produit un déclic. Au bout du compte, Que Tal a appris à son compagnon tout ce qui lui est essentiel : à vivre et à mourir, à écrire. On comprend alors quel vide il laisse. Une étrange transmission, rarement dite, s'est produite entre l'homme et l'animal. Celui qui nourrit l'autre n'est pas celui qu'on croit. Que Tal a nourri la part animale de l'auteur. Cette part animale, c’est l'authenticité, ce qui échappe à l'écriture, même la plus sincère, la plus obsessionnelle, toujours menacée de frôler le possible et le faux. Se moquer de ses affres, et s'en réjouir, en jouir, aller vite, écrire. Que Tal ? Comment ça va ? Il écrit. L'écrivain écrit, alors ça va.
Je vous invite à découvrir ce texte fiévreux et noir. Une élégie qui mute en hymne frénétique, dans un superbe déferlement final.
Que Tal. 88 pages. Phébus, littérature française.