Il y a 20 ans, le champion cycliste Luis Ocaña se donnait la mort. Je dois avouer que je n'en ai rien su, car je me tenais à l'écart (à l'époque et encore aujourd'hui) de tout ce qui peut ressembler à un vélo. Comme dirait l'homme qui choisit sa fin au milieu de ses vignes, « j'en demande le pardon ». En tout cas, grâce à Hervé Bougel, le champion espagnol revient au jour, cara el sol, marche un peu sous le ciel de Caupenne-d'Armagnac, médite et remâche triomphes et chutes à la première personne.
Un Tombeau est un hommage. Voici un bel hommage, « or-ga-ni-sé » en 71 courts chapitres, clé mathématique qui se réfère à l'année de la chute du champion dans un fossé de boue noire, sous un orage d'apocalypse, chute qui l'empêcha de gagner le Tour de France cette année-là. Il gagna celui de 1973, ouf. Je suis rassuré. Beaucoup plus tard, Luis dépose le vélo, sort les pieds des cale-pieds, décroche le dossard, c’est fini, il n'en peut plus, il n'est plus champion depuis longtemps mais son corps a semble-t-il décidé d'arrêter la course. L'arme au poing, Luis contemple ses vignes, se revoit, enfant, découvrant un garçon sur une bicyclette d'un gris étincelant. Il est alors saisi par l'élégance et la souplesse du jeune coureur, et plus encore, ébloui par la beauté de sa monture. Un choc esthétique peut-il décider d'un destin ?
Le petit bûcheron qui suit les traces de son père, échappé au franquisme, qui est tellement de son sang, pareillement dur au mal, devient un champion. Et, champion cycliste, courbe son corps comme la tilda qui couronne son N et arpente les routes de l'épreuve-reine de cette discipline : Le Tour de France. Un monstre l'attend, Merckx, le Belge, le monstre, le grand con, la bête à abattre. Du mépris pour cet adversaire de haut vol ? Probable qu'il en a eu, puisqu'il a donné son nom à son chien. Mais de cela, comme d'autres broutilles, Ocaña demandera le pardon en cet ultime jour de 1994.
Le duel, les duels Merckx-Ocana, le Belge jamais nommé contre celui qui restera dans le cœur des foules, « L'Espagnol », donnent d'ailleurs le meilleur du livre, on sent la rage. Bougel excelle dans la description physique de la hargne. C'est un énervé, Hervé. La lutte est âpre, on s'observe par en dessous, roue à roue, dos raidi, tension du regard, tension des rayons, le paysage devient fluide, et le vent est cet élément « dans lequel il faut s'engager », Luis s'engage en course comme Hervé en poésie, c’est un combat aux poings, c'est comme ça qu'on le voit, qu'on le ressent, ça va saigner. Le routier Ocaña est à sa place, il « fait le métier » et on pourrait se dire que voilà l'obsession de cet auteur, le thème sur lequel il revient sans cesse, en O.S. qui peaufine l'ouvrage : le métier, la langue du labeur, le vocabulaire des corps coltinés au travail. Je remarque, je n'en suis pas sûr, mais il me semble bien, qu'il y a chez Hervé Bougel, un incessant désir (mais un effroi aussi, sans doute) du retour à l'atelier. Ce n'est pas que la moindre pièce ait un défaut, mais il n'a de cesse de réviser l'ouvrage, en maniaque.
Nous tenterons d'éclaircir ce point, et d'autres, d'évoquer le parcours de cet écrivain singulier, de son travail d'éditeur, le vendredi 20 juin à partir de 18h30, à la Médiathèque de Gilly-sur-Isère, dans le cadre des « cartes blanches » dont cet établissement m'honore depuis maintenant trois ans.
Tombeau pour Luis Ocaña, Hervé Bougel, La table Ronde, 100 pages (à peu près, riche idée de ne pas folioter, merci !), 12 euros.