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Un sol neuf

Ils avaient éprouvé l'étrange sensation d'un sol ferme sous eux. La plante de leurs pieds apprenait cette danse, cherchait à épouser cet épiderme inégal, cette alternance de surfaces meubles ou dures, la morsure des caillasses, le leurre des galets. Ce fut la première surprise. Se comporter par rapport à cette réponse nouvelle. Pieds, jambes, torses, colonne vertébrale, hauteur du regard. Il fallait tout réinventer. Après des siècles d'exil, il fallait apprivoiser un nouveau vocabulaire du corps. L'air avait une odeur singulière, les sons circulaient autrement, leurs voix semblaient plus proches, leur timbre avait une tenue, une tonicité qu'elle n'avait pas sur la mer. Les yeux ne traversaient plus l'atmosphère sans heurt jusqu'aux confins, ils trouvaient les obstacles des rochers, de la végétation, la diversion d'un oiseau, d'un envol de papillons. C'était tellement différent qu'ils en éprouvèrent un long vertige. Débarqué, le peuple suivait, marchait avec le même étonnement sur cette île qui ne bouge pas et répond à la marche par un son de conque pleine. Ils se penchèrent, s'accroupirent, saisirent une touffe d'herbe ou une poignée d'humus, un caillou, un peu de poussière. Les portèrent aux narines, toussèrent, rirent, pleurèrent. Humèrent la clarté abyssale de cette nature antagoniste. La terre.

(...)

Cependant, inévitablement, ils tournaient leur regard vers le large. L'océan qui avait été leur habitat depuis tant de générations, leur refuge et leur prison, et auquel ils avaient résolu, enfin, de s'arracher. Ils avaient pour lui des sentiments ambivalents, de la reconnaissance mais aussi une sorte d'épouvante, et tout cela se fondait dans une lassitude. Leur civilisation s'était construite avec et autour de lui, ils avaient su en tirer le meilleur, se nourrir, se vêtir, évoluer, créer des alliances avec d'autres créatures, leur langue désormais serait imprégnée des mots de la mer, ils diraient « vagues dures » pour parler des collines, « comme l'écume » pour évoquer la couleur de certaines fleurs. La vie sur l'océan avait marqué à jamais leur société, mais la colère d'avoir été repoussés hors du berceau ne les avait pas quittés. 

(...)

Nambrane ou Mantari, l'un ou l'autre ou les deux, désignèrent le Sud. « L'Arche nous attend » et tout un peuple s'ébranla. Des hommes, des femmes, vieillards et enfants, éblouis, étonnés de leur propre audace, supportant ou traînant le peu qu'ils pouvaient emporter. On échangeait des sourires à se voir si nombreux, on se confortait, on avait moins peur à se soutenir ainsi, on devinait l'Arche, sans la voir, au bout de ce nouvel horizon.

 

Les Nefs de Pangée - Extraits. Sortie en septembre chez Mnémos.

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