Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le feuilleton de l'été - Fin de la boucle

Pieds nus sur les ronces - 45



    de toute façon ce n’est pas compliqué, c’est évident, inutile d'espérer. Je regagne ma chambre, je renonce à plonger dans la faille du miroir pour m'y trouver autre, plus besoin de visions, tout cela est puéril. Je n'ai pas besoin d'aller voir, pas besoin de suivre chacun. C'est simple. Je peux tout imaginer. Tout écrire depuis mon bureau, c’est facile. Comme d'aligner les mots sous la dictée d'un autre.
    Le pick-up ne dépassa pas la grille du parc, quand Lucien s'engagea sur la route, ils surgirent des deux côtés en brandissant leurs manches de pioche et leurs barres de fer et bloquèrent la chaussée, le véhicule n'avait pas pris assez de vitesse, il en percuta quelques uns, les autres s'agrippèrent, brisèrent vitres et pare-brises, Lucien tenta de dégainer le fusil mais trop tard, un pieu vint lui perforer la tempe, le pick up fit une embardée, s'abîma dans un fossé, Madeleine à l'arrière bascula et chuta sur la route, elle fut immédiatement piétinée et tabassée, à l'avant la portière était arrachée et des bras innombrables attrapèrent Mina d'abord, la jetèrent sur le goudron, brisèrent ses membres à coups de barre de fer, la vieille fut pareillement extirpée, fardeau léger, mais elle était déjà morte, saisie de terreur, ils abandonnèrent son corps aux flammes.
    Et puis peut-être, Syrrha ne reste pas dans la chambre, elle abandonne le clavier, referme l'ordinateur, l'exercice vient de lui apparaître dans toute sa vanité, elle quitte précipitamment la pièce dont le ventre est malaxé par les projections de l'incendie à travers la fenêtre, laisse la porte ouverte qui s'abîme dans les ténèbres d'encre. Le plan frémit dans un vent coulis, le papier se soulève et les tracés se déforment, arrangent autrement les pièces et les murs, des feuilles se séparent, des arches dérivent, des ailes s'envolent. Elle aborde l'escalier, son nombre de marches recompté avec ses contours retouchés, la verrière et son motif dilué, les parois agrégées striées, la rambarde qui articule ses pleins et ses déliés. Elle traverse le hall, ses pas froissent les ombres hachurées, le dessin gommé des dalles, les statues et leur cerne qui bave. Du bruit dehors. Ils sont encore à la grille, ou bien ils ont caillassé les fenêtres et des éclats de verre mouillés du rougeoiement des flammes jonchent les dalles, ou bien l'incendie les a précédés contrairement à ce que pensait Alexandre, et ils ont rebroussé chemin, les flammes ont atteint les baromets qui se tortillent dans le bûcher en hurlant, flanchent, s'épaulent, s'accouplent une dernière fois tandis que des flammèches grimpent le long de leur échine. Syrrha s'en moque, elle s'enfonce dans le lavis des couloirs et des salles et entre dans la bibliothèque.
    Arbane a préparé du thé ; elle dépose un plateau chargé de tasses et de biscuits sur un coin de table, demande s'il y a autre chose et, sur une réponse négative d'Alexandre, tourne les talons et sort. Joël repose le livre offert par Syrrha, un sourire mélancolique aux lèvres, il vient de lire la dernière phrase des chroniques de Sei « C'est, je pense, à la suite de cet accident, que mon livre commença sa carrière ». De son côté, Alexandre a ouvert son exemplaire fatigué de L'Iliade, celui qu'il annote depuis des années. L'incendie, invisible dans cette pièce sans ouvertures, produit un ronflement lointain, un agréable ronronnement de cheminée. Ils lèvent le regard quand Syrrha pénètre dans la pièce, sourient comme en rêve et replongent dans leur travail. Elle parcourt les rayons, veut se saisir d'un livre au hasard, mais Joël l'appelle. Il lui montre une liasse de papiers reliée, qu'il pousse sur la table dans sa direction. Syrrha lit sur la couverture Pieds nus sur les ronces. Joël a une expression étrange, inquiète. Il dit « J'ai fini. Si tu veux... » Elle acquiesce, heureuse de ce geste, soulève le manuscrit. Elle choisit un bon fauteuil et se rencogne, pose la liasse sur les cuisses. L'incendie ne les atteindra pas, tant qu'elle tiendra le livre ouvert devant elle. Alexandre lit, Joël écrit, elle comprend, trouve cela logique, puisque Joël n'a jamais attribué de pouvoir à la littérature. Elle, elle a renoncé, pour un temps, pour toujours, elle ne sait plus, attend à présent de vérifier si fonctionne encore la grande illusion du livre.

 

Voilà. Je ne crois pas que quiconque ait eu le courage de lire ce récit du début à la fin, mais si le cœur vous en dit, vous pouvez retrouver l'intégrale de ce feuilleton en cliquant sur "Pieds nus sur les ronces", dans la marge, rubrique "Catégories". Ce texte n'est protégé par rien d'autre que ma foi en la moralité des lecteurs. Si on me pille, je ne ferais pas de procès, mais je sais faire du mal avec ou sans batte de base ball.

Commentaires

  • Ce n'est pas le courage qui manque mais le temps(lire le dévore et dans le même mouvement l'abolit !)Merci

  • Presque envie de le piquer pour te voir en Didier l'embrouille!

Les commentaires sont fermés.