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Et je réalise que « Pieds Nus sur les ronces » étant terminé, il faut que je reprenne le collier et revienne à l'écriture quotidienne de blog. Dans quelques jours, je listerai quelques rendez-vous du public avec « Les Nefs... ». En attendant, vite trouver une historiette, une saynète, un axiome, un poème, un bon mot ou un billet d'humeur, ou encore évoquer les chantiers en cours. Tiens, oui : un chantier en cours. Ce pourrait être une évocation de « La Grande Sauvage », comment l'Histoire semble vouloir s'accorder à mon récit imaginaire et m'offrir tout le matériel nécessaire, personnages, situations, événements petits ou grands, pour épauler le parcours de mon personnage. Le très-taiseux Martin. Ce pourrait être la piste de réflexion qui soutient ma prochaine pièce : Minotaure. Oui, arrêtons-nous là-dessus : Minotaure. Deuxième volet du diptyque commencé avec Pasiphaé. Le texte qui suit ne servira pas sur scène, il est comme une amorce pour une pelloche, qui entraînera la suite du film  (sauf si le ruban casse), il me sert d'incipit, devrait enclencher l'écriture de la pièce.

 


J'ai les mots.


Je suis de ce monde. Je suis de là. Je suis là. Je suis entré là. Entré un jour trop ancien pour que je m'en souvienne. Un jour. Entré un jour. Entré, je ne sais pas si c'est le mot. Entré. Un jour. Je ne sais pas si c'est le mot.
Je suis entré un jour dont je n'ai pas mémoire. Je suis là. Depuis que j'ai ouvert les yeux je cours sous le couvercle d'un grand feu sec ou sous la paume d'un vide noir piqué de petits feux.
Je cours sous l'un ou l'autre. Sous le grand feu ou sous la paume noire. Je ne sais pas si ce sont les mots, le feu, la paume.
Mon monde est un chemin que je connais mais qui parfois m'échappe, un sentier, une piste coupée d'angles. Avec des pièges qui font mal.
Des fois, je jette mes cornes aux parois, elles font des traces brunes et sanglantes que je retrouve sur mon chemin, après, longtemps après, des feux et des paumes passés.
Je touche la trace sur le mur, ça me fait drôle de trouver mon odeur et la couleur qui vient de moi, ça fait un peu mal au ventre. Je reste longtemps à regarder ma couleur, à sentir ma trace. Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai de la peine quand je vois que je suis revenu là où j'ai eu de la colère. Quand j'ai cogné le mur j'avais de la colère et j'ai laissé la trace, et mon odeur, mon odeur de colère. Et de la retrouver, la colère me revient. Et ça me fait de la peine.

Je ne suis pas seul. Enfin je suis seul mais parfois on vient sur mon chemin. Je suis content quand on vient. Des créatures. Je ne sais pas si c'est le mot. Créatures. Les créatures sont sur mon chemin. Elles sont entrées. Je ne sais pas comment. Je n'arrive pas à savoir. Elles sont de derrière les murs. Sur un autre chemin. Elles se trompent de chemin. Ou peut-être qu'elles viennent me chercher ? Jouer avec moi ?
Hors de mon monde, les créatures chantent. Je les écoute parfois. Je comprends que c'est loin. Elles doivent être nombreuses ou bien ce sont les mêmes qui reviennent. Mais ça, je ne crois pas. Je crois qu'elles sont nombreuses.
Parfois elles entrent chez moi et sont sur mon chemin. Je les accueille dans un cri de joie. Elles tombent et ne chantent plus.
Je n'aime pas qu'elles tombent.
Je cours seul ensuite entre les murs de mon monde, sous le grand feu sec ou le vide noir avec de temps en temps, un gros caillou blanc jeté contre ce vide, et qui ne tombe pas.

J'ai ouvert les yeux il y a longtemps.


J'étais tout seul. Je ne sais pas si j'ai eu peur. C'est loin. J'ai eu peur après, des feux et des paumes passés. Beaucoup de feux et de paumes. La peur m'est venue. Pas tout de suite, Je ne crois pas. Pas tout de suite. Je ne crois pas. Je répète les choses. Souvent, je répète les choses. Pour qu'elles entrent en moi. Des fois, je répète la même chose longtemps, des feux et des paumes. Longtemps. Longtemps. Je ne sais pas pourquoi. Je les répète. Je répète les petits cris, les mots que j'ai imaginés. Et je les répète. Et il arrive que ça use les mots. Les petits cris se détachent, ils sont plus petits, les choses ne les reconnaissent plus. Les choses ne sont plus contentes du mot que je leur ai donné. C'est quelque chose qui me fait peur, qui me fait mal à la tête quand un mot n'est plus avec la chose qu'il dit. La peur fait un trou qui grandit dans mon ventre. Un trou où s'installe une paume noire. Il faut que j'arrête de répéter les mots parce qu'un jour, je n'en aurai plus. Et ça me fait peur. Je n'ai pas eu peur tout de suite. Au début. Il y a longtemps. Je répète. Il faut que j'arrête de répéter.

Avec le temps, des cris me sont venus, qui disent les choses. Les mots. J'ai les mots maintenant. Je ne sais pas d'où ils viennent, mais j'ai les petits cris qui désignent. Je les possède. Je vois une chose, je dis le petit cri et la chose se reconnaît dans ce petit cri qui est le mot. Je vois bien que la chose se satisfait du mot que je lui donne. J'aime bien quand les choses sont contentes des mots. De leur mot. Après, le mot est à la chose. Il n'est plus à moi. Pourtant, c'est moi qui l'ai donné. D'y penser, ça me fait tourner la tête. Et même le mot « tête » c'est moi qui l'ai donné à ma tête pour que je puisse dire ça. La tête qui tourne. Je suis sûr que personne ne sait faire ça. Personne n'est aussi malin que moi.
Je peux désigner un mur et le dire
Je peux serrer contre moi une créature et la dire
Je peux dire mes yeux levés au dessus des parois
et dire le grand feu sec qui me domine.
Je ne sais pas le temps qui est passé depuis le premier feu
depuis que j'ai pu dire le premier feu.
Je ne sais pas cela mais je sais que beaucoup de temps est passé.

Quand je dis mur, il y a un vide dans ma grosse tête.
Qui a construit le mur, et le suivant, et tous les murs ?
Mon monde est fait de murs.
Je me sens bizarre et petit quand je songe à qui a construit les murs
et quand je songe à l'étendue des murs.
Avec le temps, les questions me sont venues.
Avec le nom que je donne aux choses.
Le grand feu sec et la paume noire et vide,
le chemin, les parois et le froid,
les créatures et mes cornes,
les couleurs que je fais sur le sol après manger et qui sentent,
le frisson qui me tient quand je pense à l'étendue des murs,
et j'ai aussi un cri pour le caillou planté dans le vide
J'ai des sons pour tout cela, et même ces sons, je leur ai donné un cri.
Je dis qu'ils sont des mots.
Les créatures du dehors ont des mots qui chantent.
Les créatures ont des mots qui vont vite et font des bruits d'ailes et de pluie.
Mes mots, à moi, ne chantent pas. Ils font des bruits de corne qui racle la terre.
Je voudrais rejoindre les créatures dehors
pour chanter avec elles.
Je frémis de toute ma grosse tête en pensant à ce moment.
J'ai peur aussi.
Peur de sortir de mon monde, mais je crois qu'il le faut. Il le faut. C'est drôle, cette idée. Il faut. Il faut que je sorte. Mais je ne sais pas pourquoi c’est aussi important pour moi. En attendant, je cours.
J'ignore si je dois courir longtemps.
Parfois, je pense que c'est impossible et que je devrai courir pour toujours
Sans espoir de sortir.
Alors, le mufle planté dans la face du vide ou dans l'éclat du grand feu,
je lance de longs cris.

Le caillou, là-haut, garde sa tête de caillou.

J'essaye de chanter comme les créatures mais je chante si mal,
je vois leurs yeux agrandis.
Je les serre contre moi et les créatures tombent.
Je n'aime pas qu'elles tombent.
Elles tombent tout le temps.
J'ai pensé qu'elles tombaient à cause de moi.
Depuis que j'ai pensé ça, je ne les touche pas. Je les laisse.
Elles marchent ou font des courses dans mon monde. Je les regarde sans les toucher, courir et jouer avec les murs. Elles laissent aussi des traces. Je sens leur couleur et leur odeur laissées contre les murs. Ça me fait de la joie drôle, qui me fait sentir mou à l'intérieur de moi. Comme si c'était mon odeur, mes couleurs, avec juste un peu de différence. Mon odeur et mes couleurs faites par d'autres que moi.
Ma grosse tête pèse sur mes épaules et sur mon cou. Elle me fait mal.

Je sais une chose. J'ai compris une chose : les créatures ne viennent pas pour jouer. Ça ne leur plaît pas d'entrer, de se tromper de chemin. Elles veulent sortir. Comme moi elles veulent sortir mais elles, elles viennent d'ailleurs. Leur monde. Je ne sais pas ce que c’est, je ne sais pas si c'est mieux qu'ici. Ce serait étonnant. Ici, c'est bien. Enfin, elles courent, elles cherchent. Un peu comme moi, mais avec plus de vitesse et de cris. Tout ce qu'elles font, elles le font très vite. C'est joli à voir. J'aime leur vitesse.
Je les accompagne, je cours avec elles et je pense qu'elle sont malignes, et qu'elles vont trouver la fin du dernier mur, l'angle qui ne ferme rien.
Je suis alors tout en joie et en rire. Je cours avec elles, je cours avec elles.
Les créatures se fatiguent vite. Je ne les touche pas mais toujours, à la fin, elles tombent.
Après, comme j'ai faim, je les mange.
Je mange leurs couleurs et cela fait un goût très fort que j'aime.
Quand les créatures sont dehors, quand elles refusent de venir. Je ne sais pas pourquoi elles refusent de venir. Quand je suis seul, je m'ennuie. Je m'ennuie ou alors j'ai peur. J'ai tellement peur qu'elles ne reviennent pas, qu'elles ne reviennent jamais. J'ai tellement peur d'être seul pour toujours. Quand je sens et cette solitude et cette peur, j'utilise les cris qui désignent, je les fais tourner dans ma tête.
Je fais ça longtemps, pendant tout le parcours du grand feu sec que j'appelle jour
et jusqu'au moment de la large paume noire que j'appelle nuit.
Et le caillou, je l'ai appelé lune.
Et ça me fait mal à la tête et partout, et ça me fait de la peine, une peine plus grande que tout. Plus haute que les murs.

J'entends du bruit. Les créatures sont revenues. Je vais jouer avec en essayant de ne pas les faire tomber. Un jour, l'une me montrera. Elle trouvera la sortie. Elle voudra de moi. Quand je pense à ce jour, je frissonne et je suis énervé, et fiévreux, et j'ai peur aussi. Elle ouvrira ses bras et je me blottirai contre elle pour dormir. Elle me bercera et ce sera bien. Je rêve de ce jour.

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