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Madame Diogène
Aurélien Delsaux
Albin Michel

Mme_Diogene.jpgMadame Diogène vit au milieu de ses ordures, elle circule dans son appartement grâce à des tranchées aménagées entre les strates d'immondices accumulées depuis des années et qui ont dévoré l'espace. Les voisins frappent à la porte, menacent, n'en peuvent plus de l'odeur, des cafards et des mouches qui empoisonnent tout l'immeuble à partir de son cloaque. Madame Diogène ne reçoit aucune visite, retient les importuns sur le seuil, son seul contact est une parente qui lui apporte des sacs de provisions, et l'intrusion de voix mauvaises, perçues depuis la nuit, ou une autre, solitaire, étrange, qui « comme une mère la calme, comme un enfant la réjouit, qui la brûle comme une voix d'amant ». Sa solitude est cependant relative, elle est entourée d'une foule de visages, des beaux gosses même, des élégances putassières sur le papier glacé des magazines, émergeant de la décharge au hasard de sa déambulation. Parfois, une ombre se dessine parmi les ombres, une silhouette du passé approche d'elle, le charme opère, elle devine les choses, ressuscite un temps évanoui, prononce deux syllabes, pa-pa, pour accueillir le revenant. Alors, « dans sa grotte, le temps n'a plus cours (…) elle sait ce qu'elle fut : bébé, petite fille, adolescente, femme ; un instant, le mode est là. » Dans l'appartement, toute une vie s'est organisée, insectes ou souris sur quoi elle ne règne pas, qu'elle observe, comme, penchée sur une évacuation, elle « appelle par l'épais tuyau les bêtes des égouts, où tout se rejoint, s'agglomère », comme elle scrute son plafond, comme elle assiste par la fenêtre à la vie de la ville, dehors. Les frontières sont diluées, son regard et sa mémoire font fusionner les territoires, « N'est-elle pas elle-même tout l'immeuble, murs et voix, l'avenue et la ville » ? Dehors, c’est l'amorce du chaos, ça regimbe, ça manifeste, ça rit, ça défile, ça cogne, ça meurt. Madame Diogène éprouve un reste d'émotion, un « filet d'amour » pour ces créatures qui s'affairent, dans la rue, mais très vite, l'ermite les rejette dans l'anathème, avec leur allure « de misérables, de débiles, de possédés ». Elle est clairvoyante, a peut-être connu de pareils enthousiasmes, en sait depuis long tout le dérisoire. L'organisation de sa décharge confinée entre ses murs vaut bien le chaos extérieur, l'apocalypse annoncée. Tous les espoirs sont englués, la révolte d'une jeunesse est réprimée, les enfances ont connu des fleurs, des champs, des herbes, du ciel, et puis tout retombe et se fond, tout s'endeuille. Ce n’est pas plus triste que n'importe quel autre crépuscule. C'est seulement inéluctable.
L'espace d'une journée, Aurélien Delsaux nous décrit une fin du monde en vase clos. C'est froid, c'est brûlant, c'est juste. On assiste à l'écroulement des heures (je dis bien l'écroulement) au milieu des moisissures et des rêves, des poubelles fossilisées, des fantômes de chats ; on écoute les menaces de l'autre côté de la porte, des amours sèches et brutales, là-haut, des invectives et des foules avides, dans la rue. Tout se resserre et se confine autour d'elle, tandis que, dans la mémoire de madame Diogène, subsiste celle qui avait un « amour effréné pour le vent et l'herbe », celle qui avait un « grand désir d'aimer l'univers entier ». Le portrait de madame Diogène s'exhausse parmi les ordures, avec une heureuse subtilité, sa vérité se révèle comme les photos naguère, vous vous souvenez ? Dans le balancement du révélateur. L'auteur, qui signait là, en 2014, son premier roman, donnait à son personnage la stature d'une résistante, franc-tireur exilée volontaire dans sa forteresse de crasse et dont l'assaut final ne viendra pas à bout.

J'aurais le plaisir de partager une table ronde avec Aurélien Delsaux, jeudi 24 mars, à la bibliothèque de La Part-Dieu, à Lyon. Bénéficiaires d'une bourse de la DRAC l'an dernier, nous viendrons tous deux évoquer les projets de romans qui nous ont valu cette bourse. Le débat sera animé par l'excellente Danielle Maurel.

Commentaires

  • Merci. Vous m'avez donné envie de lire ce livre

  • Vous m'en voyez ravi (et récompensé).

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