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Les gilets gênent

17, 18, 19 semaines ? autant d'actes, qu'importe la comptabilité, sinon celle du nombre de blessés et d'interpellés. J'écris ce billet, la veille de la mobilisation du 16 mars, vue comme cruciale par les manifestants eux-mêmes, qui la font coïncider avec la fin du grand débat dont ils ont estimé, d'emblée, qu'il était un attrape-nigaud, un leurre tendu par la présidence. Nous voici quelque part dans le cours d'un mouvement qui, on s'en doute, est loin d'être fini, efficience du 'grand débat' ou pas. Comme toujours, des choses très intelligentes ont été dites. Je n'ai pas la prétention d'y apporter quoi que ce soit de neuf. Je voulais ici faire un point sur mon état d'esprit. C'est un peu différent. Je veux dire que je ne peux prétendre avoir compris et correctement analysé les faits, les causes du phénomène, les perspectives qu'il ouvre, ses limites ou ses promesses. Je veux juste tenter de décrire comment j'ai perçu les choses et où j'en suis de mon ressenti face aux gilets jaunes. Parce que je suis passé par diverses phases. J'imagine ne pas avoir été le seul.


Premiers contacts.
Pour qui n'était pas abonné aux pages Facebook des gilets jaunes, leur apparition en nombre sur les ronds-points, l'ampleur du mouvement, a été une énorme surprise. Disons le tout de suite, l'idée d'arborer un gilet jaune est géniale. D'autres en ont décrypté la symbolique. La finesse stratégique de s'appuyer sur les ronds-points, ce symbole du fol essor de la périurbanisation du pays, a été aussi largement commentée. Il est possible d'ailleurs que le défaut d'expansion hors les frontières de ce mouvement, est dû au nombre moindre des ronds-points chez nos voisins, la France étant championne de ce type d'aménagement. Nul doute que les urbanistes, désormais, réfléchiront à deux fois avant d'en proposer de nouveaux. D'autre part, je dois avouer que voir les élites trembler, perdre pied, vaciller même, saisies face à une insurrection imprévue (mais pas imprévisible : dès les années 95, des études y compris de l'OMC, stigmatisaient les écarts entre riches et pauvres et prédisaient des mouvements populaires d'ampleur), est tout de même un spectacle aussi jouissif qu'angoissant. Jouissif, vous m'avez compris ; angoissant : parce que la brutalité m'angoisse. C'est subjectif, irrépressible, n'y voyez aucune posture morale. Angoisse nourrie par les premiers contacts avec les gilets jaunes. Décrite comme 'bon enfant' par certains, nous n'avons pas eu la chance d'être accueillis par ce genre d'ambiance. Bloquée comme tout le monde, ma douce a seulement osé dire (car c'est son obsession) : « faites attention de ne pas vous faire récupérer par l'extrême-droite ». Ce à quoi lui fut rétorqué : « Vous avez quoi contre l'extrême-droite ? » tandis qu'une gamine de 10 ans encourageait la tension soudainement apparue : « Va te faire enculer par Macron ! » Nombre de témoins nous rapportaient des scènes où le conducteur avait obligation d'afficher un gilet sur le tableau de bord s'il voulait passer. « Tu adhères ou tu fais demi-tour. » Ce que j'appelle du fascisme, ni plus ni moins. Ma pauvre mère (82 ans), s'étant retrouvée à contre-courant d'un cortège tenta, vacillante, bousculée, de rejoindre un point où elle ne risquait pas de tomber. Elle se vit menacer par un homme jeune et en pleine santé, qui fit mine de la frapper si elle ne se rangeait pas vite. Quel héroïsme, quelle démonstration de force ! Il faut aussi compter avec les exemples d'agressions homophobes et racistes, nombreuses, pas du tout anecdotiques. J'ai donc conclu d'emblée (mais est-ce un effet conjoncturel ou contextuel quasi géographique ?) que nous nous trouvions en présence d'un mouvement fasciste. Les chemises brunes planquées sous les gilets jaunes. D'où mon mépris, d'où ma méprise.
    Disons-le tout de suite, ma douce et moi pourrions légitimement arborer la chasuble fluo. Plus légitimement (si l'on considère le mouvement des gilets jaunes comme une révolte contre la précarité, ce qui n'est pas si clair) que certains, me semble-t-il : petits patrons qui réclamaient une réduction du coût du travail, propriétaires de véhicules énormes et coûteux qui, manifestement, n'ont pas de soucis de fins de mois, retraités aisés qui n'avaient pas avalé qu'on leur retire 40 euros par mois, etc. Nous vivons, ma douce et moi, largement en dessous du seuil de pauvreté. Avec, aides comprises, sur 2017, une moyenne de 800 euros par mois pour tous les deux (moins encore sur 2018, mais nous n'avons pas fait les calculs). On me dira que ça ne cautionne pas mon discours, je veux bien, en tout cas, ça ne le disqualifie pas, pour le moins. Nous savons ce que c’est que de passer l'hiver dans des pièces à 8° ou bouffer des trucs industriels pour tenir. Pour nous, même les débuts de mois sont difficiles. Bon. Dans un premier temps, il m'a semblé que ceux qui occupaient les ronds-points ne représentaient pas les plus précaires qui, comme nous, bénéficient des aides de l’État. Pourquoi ? parce qu'ils auraient tout à perdre d'une remise en cause du système, y compris des contrecoups d'une baisse drastique des impôts. Je voyais le phénomène incarné plutôt par les gens qui travaillent, les auto-entrepreneurs, les familles où les conjoints sont salariés tous deux, payent des impôts, mais doivent affronter le crédit d'une maison, subvenir aux besoins montrés comme indispensables à une certaine qualité de vie : activités diverses, I-pads, écrans plats, gros chiens, vacances en Center Park ou à Eurodisney (entendu parmi les revendications : « je veux pouvoir offrir Disneyland à mes enfants »), et veulent un avenir : études, perspectives d'emplois pour la génération suivante. Un étau écrasant. On travaille et, au bout du compte, on n'a rien, aucune perspective ne s'ouvre, pas d'écoles, pas de médecins à proximité, on se sent mis à l'écart, on ploie sous l'injustice (s'ajoutent à ces blessures les ignobles rumeurs dont le net est pourri, censées démontrer qu'un migrant est mieux protégé qu'un Français, ou qu'un musulman a des droits spécifiques, etc. mais j'y reviendrai).
    Le profil des manifestants, arrêtés et présentés en comparution immédiate, dessine une silhouette plus nuancée. Car oui, plus qu'une classe moyenne insatisfaite de sa place et convaincue de n'être pas entendue, les rangs des gilets jaunes étaient grossis par des personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté. Je les salue et leur donne l'accolade. Il semble que, le phénomène se prolongeant et les manifestations (parisiennes notamment) se durcissant, la société-témoin des GJ se soit scindée en deux grandes tendances. Une revendication plus factuelle, économique, centrée sur les transformations à apporter au système pour qu'il ne les oublie pas, en semaine sur les ronds-points ; une contestation plus politique, plus violente, anti-système, à caractère insurrectionnel, le samedi dans la rue. Ah, ce que l'urbanisme dit de nous ! Et nuançons encore : lors d'un « acte » récent à Paris, un groupe de GJ a investi un Starbuck pour protester contre l'évasion fiscale ; dans la dernière manifestation, l'acte 18, des gilets jaunes se sont joints à la marche pour le climat. On ne peut qu'applaudir. C'est le moment de parler des 42 revendications. Je mets ici en lien, la liste relayée par un des blogueurs de Mediapart, par exemple. La plupart sont assez incontestables. Elles n'étaient pas dans le programme du président élu ? Pour l'essentiel, la surprise est qu'il pourrait, au fond, s'en inspirer sans mettre à mal le modèle économique qu'il prône. Par contre, je ne vois pas dans cette liste, parue au début du mouvement dans une tentative de fédérer les contestations, la demande de reprise de l'ISF, devenue une antienne des GJ actuellement. Il est seulement question d'un plus grand nombre de tranches fiscales. La focalisation sur le rétablissement de l'ISF est peut-être le signe d'une exaspération autour de l'image du « président des riches ».
    L'une des nombreuses limitations du mouvement, mouvement qui réclame pourtant qu'on se positionne clairement vis-à-vis de lui (on doit être pour ou contre, toute prudence est suspecte), est sa polysémie : tout y est, on y trouve le meilleur et le pire, selon ses propres convictions. Pas étonnant que le point de vue de l'observateur oscille alors en fonction des attendus les plus souvent proférés. J'approuve la plupart des 42 propositions, mais je désapprouve, par exemple, l'appel irresponsable à destituer un président élu, sous prétexte qu'il serait insuffisamment légitime (quelle est alors la légitimité d'une liste arrivée en deuxième, voire quatrième position ? Quelle serait même la légitimité de représentants des abstentionnistes, dont les inclinations sont sûrement variées, variables, et peut-être antagonistes ?). D'autant plus que je soupçonne ceux qui appellent à la destitution, s'ils avaient été élus, de se trouver parfaitement légitimes pour conduire une politique, guère mieux approuvée par la grande majorité des électeurs, les rapports s'inversant aussitôt.

Les manifs, la répression policière. Mes interrogations.
Après la réfutable bonhomie des occupations de rond-points, vinrent les manifestations. Ça se passa très mal. Là aussi, polysémie : on s'attaque au musée de l'arc de triomphe (mon ancien métier de régisseur de collection rejaillit ; je suis abasourdi par la bêtise du vandalisme d’œuvres qui appartiennent à ceux qui les détruisent), mais un groupe protège la tombe du soldat inconnu (y compris de ses éléments le plus excités qui veulent outrager le monument). Je revois les forces de l'ordre dépassées par l'agressivité des manifestants. Grosses gouttes de sueur sur le front de nos dirigeants, à n'en pas douter. Et mobilisation angoissée des chaînes d'infos en continu. J'écoutais hier (je corrige ce billet le lendemain de la manif du 16 mars) un présentateur commenter la destruction de je ne sais quelle boutique de luxe sur les Champs avec l'expression « images effroyables ». C'est grotesque et indécent. Le massacre du Bataclan, la famine au Sahel, les bombardements au Yémen, offrent des « images effroyables », pas le saccage d'un kiosque ou d'une boutique de luxe (ce sont, à mes yeux, tout de même, des « images déplorables », parce que je pense que de telles dégradations ne vont pas déranger la digestion des Vuitton ou L'Oréal, mais mettre au chômage technique des employé(e)s sous-payé(e)s et leur poser des problèmes vitaux, contrairement aux fils de bonne famille qui se sont autorisés ce court délire peu coûteux en terme judiciaire, avant de rentrer dans la norme, réintégrer sagement la société dans quelques années, et évoquer joyeusement sur le tard, leur jeunesse où ils rêvaient de briser le système). Bref.
    Moi ? Je déteste la violence. Vraiment. Mes romans en sont hantés, tous, parce que je la redoute. Et, tenez-vous bien : je la redoute moins en tant que victime éventuelle, qu'en tant qu'acteur potentiel. Je ne méconnais pas ma nature de brute, je sais sur moi l'influence des meutes, je me sais prompt à adhérer à l'explosion brutale, à l'excitation générale. D'où le fait que je m'en tiens à l'écart. Je suis trop stupide pour refréner mes instincts les plus bas, pas assez pour me donner des occasions d'y céder. Le président a défendu ses troupes en récusant l'expression « violences policières. » De violences policières pourtant, il y a bien eu. Des témoignages que n'ont pas pris en compte les chaînes en continu (sauf quand une vidéo les exposait crûment), ont dévoilé des actes sans honneur, des brutalités gratuites, que la pression ou une menace imminente n'expliquent même pas. L'usage du lanceur de balles de fabrication suisse a été stigmatisé par l'ONU, c'est dire où nous en sommes… (à l'heure où j'écris, le fameux LBD a été abandonné, lors de l'acte 18, mais on sent bien que les policiers trépignent. Et il faut admettre qu'en face, si on pouvait, on les éborgnerait avec joie. Rien à faire, je ne peux croire qu'il existe un bon côté de la violence). Depuis l'après-guerre, nos polices d'intervention urbaine, ABAC et autres CRS, se comportent comme un État dans l’État, rarement puni de ses actes, tant que ces derniers ne sont pas révélés par des images accablantes. On se souvient de ce gamin tabassé devant son lycée, on aura lu l'étude sidérante de tel chercheur, parti en maraude avec l'ABAC, décrivant un système inique d'intimidations et d'humiliations sadiques, qui inspire aux parents des enfants dont les faciès trop bronzés en font des cibles pour les policiers, des conseils du genre : « Si ils t'insultent ne dis rien, baisse la tête, sois poli, ne réagis pas », etc. Ce sont les mêmes intentions, les mêmes postures assurées de leur impunité qui ont prévalu dans les réactions des forces de l'ordre aux manifestations récentes. Je ne disculpe pas le lanceur de pavé qui veut la blessure de l'autre, les jets de bouteille d'acide, les cocktails Molotov. Non. Qui veut blesser, meurtrir, tuer l'autre, me dégoûte. J'y vois une défaite honteuse de tout ce que nous tentons de construire depuis les origines. Je note, au passage, que près de deux-cents « débordements » policiers ont ouvert sur une action en justice. Pendant ce temps, les Algériens investissent la rue pacifiquement, les autorités ne les répriment pas violemment, et les manifestants ont tout de même fait reculer (un peu), le pouvoir. Chez nous, dire que le bilan à venir de l'emploi disproportionné de la force doit être l'occasion d'une remise en question des stratégies de maintien de l'ordre, me semble la moindre des choses. D'autant que nos voisins, en majorité, ont déjà mené cette réflexion. Il serait temps, ici.
    À ce stade, il faut que je m'ausculte avec sincérité. Je ne cache pas que c'est douloureux. La peur du chaos est sans doute bourgeoise. Je la partage pourtant. Elle est aussi très populaire : c'est elle qui permet à des Poutine ou des Erdogan de se maintenir au pouvoir. On fait croire que le choix se limite à : l'autoritarisme ou le désordre. Comment me sortir du paradoxe d'un type qui veut, qui aime la paix, le compromis, mais doit bien admettre que c'est la violence des manifestations qui a contraint le pouvoir à négocier ? Comment me satisfaire de me barbouiller de pacifisme, quand la dureté du rapport de force a permis de faire bouger les lignes que tant de manifestes et de manifestations n'avaient pas le moins du monde ébranlées jusque là ? Le questionnement rejoint celui que j'avais dû explorer en écrivant « La Vie volée de Martin Sourire », sur la Révolution Française. La Révolution était inévitable. Était-elle et nécessaire ? Le fait qu'elle ait eu lieu l'a rendue indispensable, en quelque sorte. Je conçois aussi qu'une telle réponse n'est guère satisfaisante, intellectuellement. En tout cas, j'admets avoir réagi en bourgeois effrayé par la violence de la populace, ce qui est en quelque sorte un comble, vu mon parcours de cancre, parvenu, à force de volonté, au statut de précaire. Et se présente alors mon rapport à l'Histoire. De quel côté suis-je donc ? Et je repense aux réactions de Sand ou de Flaubert vis-à-vis de La Commune (dans les limites qu'implique une telle comparaison, c’est entendu) : une litanie de mépris, d'appels à réprimer dans le sang, une terrible littérature de la haine de classe. Ces grands auteurs n'ont pas réagi en penseurs, épaulés pour s'exprimer par leur maîtrise de la langue, ils ont agi en bourgeois qui avaient peur pour leurs possessions. Ils ont réagi en Versaillais. Cela impose à celui qui les vénère (qui apprécie modérément la première et vénère le deuxième, en tout cas), de se situer. Je ne peux décemment pas suivre leur attitude, et pas seulement pour éviter de me mépriser dans l'avenir. De même, me revient cet épisode pré-révolutionnaire un peu fantaisiste qu'on appelle « La prophétie de Cazotte » où, lors d'un dîner, de beaux esprits, aristocrates bien installés, appellent de leurs vœux un soulèvement populaire. Celui là-même qui les emportera et leur vaudra la guillotine. Le rôle est tenu aujourd'hui par des philosophes et intellectuels, ravis de voir partagée leur détestation du président Macron, et excitant les haines de la foule. La haine qu'ils prônent pourrait bien les atteindre à leur tour, quand la situation dégénérera en chaos. Est-ce que j'aime l'ordre ? Assez pour me résoudre à croire (contrairement au garçon que je fus), qu'une société doit être dotée d'une police, voire d'une armée, et peut-être bien, hélas, d'un système pénitentiaire. Qu'est-ce qui m'a effrayé, dans la violence des gilets jaunes ? La brutalité, oui, la haine, l'hostilité sans nuances, les appels aux armes ou au putsch de certains. Et au-delà, mon incompréhension face à cette brutalité. N'étions-nous pas dans une démocratie, ou une manifestation doit être calme, voire joyeuse ? Qu'elle ne soit pas autorisée n'est pas un préalable, une faute originelle qui se résoudrait inéluctablement dans la violence. J'ai un jour, sur le seuil de l'administration où je travaillais, séparé deux types qui se battaient. Les insultes et postures qui avaient préparé la confrontation ne m'étaient pas parvenues. J'ignorais donc, et ignore encore, la raison de l'altercation. Aussitôt séparés, remis debout, ils semblaient ne plus avoir la moindre animosité l'un envers l'autre. J'aimerais pouvoir dire aux deux factions : « On peut pas essayer de discuter calmement, non ? » Qui peut jouer ce rôle ? L'exécutif s'y essaye, parce que c’est dans son intérêt. Mais quel serait le bénéfice de la paix, pour les gilets jaunes ? Aucun. Elle équivaudrait à les voir disparaître. C’est pourquoi le mouvement va s'ancrer dans la durée. On lui a trouvé le précédent historique du poujadisme, assez semblable il est vrai, précipité dans le futur Front national. Quelle autre issue que le fascisme pour un mouvement qui ne souhaite pas la paix ? Quelle autre réponse que le fascisme pour le contenir ? J'ai bien peur que nous en soyons là (à l'heure où je clos ces lignes, la mobilisation de l'armée a été décidée, ce qui est à contre-temps et absurde, puisque le mouvement s'essouffle et est moins soutenu par l'opinion publique. Jeu dangereux). Les velléités de débat et de dialogue étant voués à l'échec puisque les intéressés ne se font aucune illusion sur leur aboutissement.

Sacré mouvement, mouvement sacré.
Longtemps, les gilets jaunes ont été intouchables (sauf par les balles lancées, nous sommes d'accord). La légitimité des revendications économiques a inhibé toute lecture politique, puisque le mouvement se veut a-politique, ou en tout cas, allergique à tout parti, à toute idéologie. Est-ce à dire que les GJ sont dépourvus d'idéologie ? C’est possible, après tout. Notre époque narcissique et matérialiste pourrait aboutir à cette forme de protestation égotique, cristallisée en foules à la faveur des réseaux sociaux, sans plus de cohésion qu'une collusion d'intérêts. Quiconque remarquait quelques détestables attitudes, était aussitôt suspect de soumission au pouvoir, d'alignement avec la 'pensée unique'. Il fallait ne pas s'attarder sur les 'quenelles' ou autres appels au meurtre ou à la sédition, sous prétexte que cette minorité ne représentait pas les gilets jaunes. J'entends bien. Le problème étant : qui représente les gilets jaunes ? Certains, élus lors de réunions sur les ronds-points, ont pu se faire les porte-paroles du mouvement. J'ai apprécié la modération et la modestie de ceux-là. D'autres ont été malicieusement invités sur les plateaux télé pour vociférer et aligner les formules à l'emporte-pièce et les approximations, voire les crétineries (« On fait pousser du coton sur la lune, et on n'arrive pas à faire vivre des travailleurs décemment ? »). Du miel pour leurs détracteurs.  
    Nous avons vu, nous savons, que les idéologies ont tenté de forcer la porte, de faire entendre une ligne politique, au-delà des seules inquiétudes focalisées sur les fameuses « fins de mois ». La gauche collectiviste et humaniste s'est crue naturellement investie des aspirations des plus démunis, sauf que le mouvement ne comptait pas que des précaires ; la droite a espéré récupérer le ras-le-bol fiscal, les peurs et les angoisses identitaires qui perçaient à travers certains discours, sauf qu'une part non négligeable du mouvement est issue de la gauche radicale, réclame plus de présence des services publics et la crainte des migrants n'est pas dans leurs premières préoccupations. Les partis ont été renvoyés dans leur boutique, leurs produits habituels leur sont restés sur les bras. Le seul qui s'en sorte bien est l'ancien Front national. N'est-ce pas tout simplement parce que, comme le mouvement des gilets jaunes, son discours se résume à contester le système établi, à contester tout, tout et son contraire, sans que lui soit nécessaire de démontrer ses assertions ou d'expliquer ses contradictions ? (ne sursautez pas immédiatement : je ne méconnais pas les discours argumentés et pertinents de nombre d'entre eux). Derrière le Front national, masquée par le double discours, une véritable idéologie patiente. Et elle emportera tout, y compris ceux qui s'en réclament.
    Parmi les critiques qu'on peut adresser aux gilets jaunes, il y a la porosité d'une partie importante de leurs rangs et de leurs 'leaders' aux théories du complot. Là, je dois admettre que ça me rend malade, comment le dire autrement ? Que l'un des Youtubeurs les plus influents du mouvement, puisse insinuer que le président de la république soit capable de déclencher un attentat pour bâillonner la contestation, est proprement affligeant. Que la moitié des gilets jaunes adhère à cette idée, me cause une nausée irrépressible. De la connerie, de la connerie mégalithique, himalayenne, stratosphérique. La connerie que je ne supporte pas, que rien n'excuse, ni le défaut d'études, ni les difficultés financières. Rien. Nous ne sommes plus dans la polysémie racinaire du mouvement, nous sommes dans ce qu'il recèle de plus sidérant : sa paresse intellectuelle, son goût pour les analyses et les solutions simplistes. Les mêmes, peut-être, qui voient l’État comme leur éternel débiteur et ont (les agents du service public témoignent d'une expansion du phénomène) une posture de « gens insatisfaits, aux comportements de consommateurs » dit un pompier. C'est certes la conséquence d'une logique qui a tendu, au fil des ans, à présenter les services publics (Poste, SNCF, Hôpital) comme autant d'entreprises privées, orientées non plus vers des usagers mais vers des clients. Je digresse... Et je réalise que me voici englobant, généralisant alors que, nous l'avons dit, se côtoient le meilleur et le pire dans les rangs des GJ. Convoquer les sondages et chercher à y voir plus clair ? A peine sait-on grâce à eux que les personnes se déclarant gilets jaunes, sont particulièrement sensibles aux théories du complot, quelles qu'elles soient (l'homme n'est jamais allé sur la lune, la terre est plate, le sillage des avions à réaction est un épandage de produits mystérieux, etc.). Y a-t-il un effet positif des fake news ? L'Histoire vient à nouveau me souffler à l'oreille que le déclenchement de la Révolution doit beaucoup à une rumeur : les troupes étrangères aux portes de Paris, et la Grande Peur en Province. Rappelons que l'une et l'autre n'auraient pas abouties si la population avait mangé à sa faim.

Ceux qui ne sont rien et ceux qui n'ont rien fait. Fascisme contre fascisme.
Aujourd'hui, la précarité n'est pas qu'un sentiment. Le constat des misères dans le pays est accablant. Dans son célèbre discours, Victor Hugo stigmatisait les députés qui, ayant fait beaucoup mais n'ayant pas éradiqué la pauvreté, au fond, n'avaient « rien fait ». Du côté des partisans du gouvernement, on pourra toujours lister le nombre des bienfaits de sa politique, il n'en restera pas moins que, tandis que 74 Français chaque jour deviennent millionnaires en dollars (encore faut-il préciser qu'ils le deviennent surtout par valorisation « mécanique » de leur patrimoine immobilier, et sont donc soumis à ce titre à l'ISF, ou à sa nouvelle version), tandis que l'évasion fiscale et la fraude fiscale totalisent, quel que soit le mode de calcul, des milliards qui seraient bien utiles, le président et son assemblée aux ordres n'auront « rien fait » si la même proportion de pauvres subsiste et si ces pauvres, en plus, deviennent chaque jour plus pauvres. C'est intenable, c’est pervers, c'est fou. On se dit alors qu'un pouvoir bienveillant devrait s'occuper en priorité des plus faibles. Qu'en disent les gilets jaunes ? La polysémie revient au galop et mute en énorme cacophonie pour, d'un côté, vitupérer contre le sort des miséreux (un peu à la Coluche : formules à l'emporte-pièce, gros bon sens gaulois, discours anti-système, anti-politiques, anti-fonctionnaires… ça plaît à tous les coups) et de l'autre, laisser apparaître que l'assistanat, ça va bien un moment et qu'il faudrait surtout considérer les classes moyennes, durement touchées. J'ai bien peur que la solution politique de la crise ne soit même pas dans la bienveillance. Que le président relève, d'un coup de baguette magique, le défi de Hugo, il n'aura rien fait. Parce que les temps sont à l'insatisfaction et à la défiance irrémédiables. Les temps sont au mépris généralisé de tous par tous ; j'y ai participé, à mon corps défendant. Les temps sont propices au fascisme. De solution ? Aucune. J'avais dit que je n'analyserai pas ; je me contente d'un ressenti de citoyen. Je veux bien croire en une ouverture. Il n'y a bien que la jeunesse. Tandis que quelques centaines de types vandalisaient kiosques et boutiques sur les Champs-Elysées et mobilisaient les médias avides d'images spectaculaires (et « effroyables »), des dizaines de milliers de jeunes manifestaient pour le climat. Vous serez riches, vous serez pauvres, et alors ? Vous crèverez tous à plus ou moins longue échéance si rien n'est fait. On pourrait pasticher le refrain de Hugo : vous aurez fait beaucoup en éradiquant la misère mais si vous ne parvenez pas à limiter le réchauffement climatique, vous n'aurez « rien fait. » Parmi les manifestants de cette marche remarquable par sa jeunesse, il y avait des gilets jaunes. Les derniers démocrates du mouvement qui trouvaient là une issue digne d'eux.    


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