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  • Une chaussure 2/2

     

    Grand-père était cordonnier orthopédiste. Il imposa à la plante de mes pieds plats, que l’enfance aurait dû rendre malléable, des semelles de sa création, outrageusement cambrées. Il confectionnait avec amour ce cartonnage rigide de couches de cuir, assemblées à l’aide de rivets chromés. Une merveille technologique, un instrument de torture individualisé, comme j’en connus plus tard avec les appareils redresseurs de dents rebelles. Inéluctablement, je grandissais, mes pieds aussi, mais les voûtes plantaires ne se voûtaient pas ; grand-père accentuait la cambrure de ses semelles, qu’il glissait à l’intérieur de la nouvelle paire de chaussures que mon changement de pointures exigeait. Les premiers jours, c’était horrible. Tout mon corps se révoltait contre cette sensation de marcher sur des galets embarqués. Dès que possible, je cachais ces maudites formes de cuir et marchais, soulagé, dans l’espace réintégré de mes chaussures neuves. A l’approche d’un parent, je boitillais en plissant le front, mais la supercherie ne dura pas.

    L’expression de souffrance que j’employai une fois sous le regard de ma mère, la fit s’insurger contre la trop forte contrainte que l’on imposait à mes jeunes membres. Elle demanda illico à son beau-père de remédier au problème : « Non, mais regardez comme il a mal ! ». Mon grand-père, s’excusant, contrit, me déchaussa pour assouplir les semelles immédiatement. De semelles, point. Sarcasmes du grand-père, confusion et colère de la mère, déconfiture du jeune comédien. Il me fut impossible ensuite d’échapper à la rééducation douloureuse de mes arcades plantaires. Je concevais désormais la vie comme un martyr interminable. Je compatissais au sort de la petite sirène, dont la lecture répétée m’offrait le frisson, incessamment renouvelé, de la description de sa marche sur ses pieds neufs : « A chaque pas, comme la sorcière l'en avait prévenue, il lui semblait marcher sur des aiguilles pointues et des couteaux aiguisés ». Mais cela n’atténuait pas la hantise de devoir déambuler sur les semelles maudites.

    Il y eut pourtant une éclaircie. Il m’était conseillé de marcher pieds nus le plus souvent possible, et sur des terrains particulièrement irréguliers : chemins caillouteux, plages de galets, etc. Je découvris la volupté de marcher ou courir pieds nus dans l’herbe, sur les chemins empoussiérés ou les berges sablonneuses. Plus rien ne m’arrêtait : les sous-bois criblés de ronces, les gravières au relief blessant, les lits de rivière sournois… Je martyrisais mes pieds avec une frénésie masochiste. Au hasard des aventures, je me déboîtais les orteils, m’écorchais la plante des pieds, me tordais les chevilles si souvent qu’elles se fragilisèrent à l’excès. Je redoutais tellement le retour des semelles de grand-père, que je laissais mes parents dans l’ignorance de mes nombreux accidents. Mon obstination se solda par une sensibilité permanente de la cheville droite, un déhanchement discret, une position anormale du pied droit, plus tard des rhumatismes à cette articulation… et une espérance de vie abrégée de toutes mes chaussures droites.

    Je repose mon soulier démoli. Pas peu fier d’avoir élucidé le mystère de la pompe droite qui se désagrège prématurément. Et je réajuste mon écharpe autour de mon cou endolori.

    Pourquoi est-ce que je porte toujours une écharpe, même lorsqu’il fait chaud ?

  • Une chaussure 1/2

     

    La première chaussure qui cède est celle de droite. D’abord, une série de veinules dans le caoutchouc annonce qu’elle agonise. A ce stade, je commence à éviter les flaques, sans quoi j’arrive au travail les chaussettes humides. Là, discrètement déchaussés dans l’ombre de mon bureau, mes pieds sèchent, plus ou moins vite selon l’agitation de mes collègues et les effets de ventilation qu’elle provoque. Je continue pourtant d’ignorer la crevasse qui, sous la godasse, s’élargit de jour en jour. Enfin, la semelle s’ouvre complètement par le milieu. J’achète une autre paire ? Non, j’attends que la chaussure de gauche parvienne au même degré de détérioration que sa soeur. Il lui faut en général un peu plus de deux semaines. Cela me laisse le temps de ruminer cette interrogation obsédante : pourquoi la droite en premier, toujours ?

    Quand je considère cliniquement mes souliers défunts, ou que j’observe leur lent effondrement dans les derniers jours, je constate que sur celui de droite, un affaissement précoce du contrefort s’est opéré. Je reconnais là le stigmate de déshabillages hâtifs au terme desquels pied et chaussure sont désolidarisés de force, sans délaçage préalable. Le geste qui, du bout du pied gauche arrache le talon du pied droit, est le même qui envoie les pompes en direction du meuble où elles devraient s’aligner proprement, mais où elles percutent leurs congénères et retombent au hasard, parfois trop loin pour être repêchées avant le lendemain. Voilà l’explication des contreforts abîmés, mais la semelle fendue ?

    L’hypothèse absurde que je marcherais davantage avec le pied droit qu’avec le gauche, causant ainsi une usure plus rapide de ce côté-là, m’amuse un temps avant d’être abandonnée. Une inquisition plus précise me révèle une déformation vers l’intérieur de tout l’appareillage, déformation inédite à gauche. En fait, il apparaît que je marche différemment, plus « en dedans » du côté droit. Ah. Cette position anormale de mes tarses et métatarses sur le sol occasionne une torsion du cuir, des coutures et du caoutchouc, finissant par briser le matériau le moins résistant à cette contrainte particulière. Menant la réflexion plus loin, je rappelle le souvenir de sensations corporelles assez coutumières. Il s’agit de ces petits embarras, de ces élancements chagrins avec lesquels on apprend à cohabiter. Oui, c’est au côté droit de mon dos que j’ai constamment mal ! Et certains jours de marche forcenée –car cela m’arrive malgré mes préventions contre toute forme d’exercice physique- la douleur grimpe jusqu’aux cervicales. Je regarde mon pied avec suspicion. Ce serait toi, toi seul, le responsable de ma démarche lasse, de mes courbatures, de mes nuits gênées, de mes maux de tête ? Et même de la musculature étonnante de ma jambe droite ?

  • Après l'éclipse

     
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    Le jour de l’éclipse, j’étais face à la mer.

    Le vent frais s’était levé, l’air avait brusquement changé de timbre. La terre a basculé dans l’or, l’ambre et le brun. Puis dans la nuit. Une main divine a jeté des étoiles dans le ciel éteint.

    Fasciné, j’étais ailleurs, j’étais autrement, j’étais autre. Au bout de mes doigts, mes enfants, ma femme ; plus loin, des touristes, des inconnus, tous soulevés par la même énergie inédite. Une harmonie incompréhensible nous unissait, tous humains enveloppés d’une nuit extraterrestre.

    Aussitôt, chancelant encore, je m’interrogeai. Il m’avait semblé retrouver dans l’émotion qui m’avait emporté une minute auparavant, une sensation connue. Je cherchai. Quand avais-je ressenti pareil éblouissement, pareil abandon de la raison à une émotion qui me submergeait ? Il me fallut longtemps pour trouver, je crois, et ce ne fut pas ce jour-là en tout cas. L’éclipse était achevée, la fête finie, les touristes et notre famille rejoignaient à regret les voitures. La lune s’était séparée du soleil, la terre avait recouvré ses couleurs.

    Pendant le trajet qui nous ramenait au camping, pendant le temps de l'endormissement ce soir-là, pendant les jours qui suivirent, je remuais le souvenir de cette sensation extraordinaire, mais que j'étais convaincu d'avoir éprouvée déjà. Cela ressemblait à l'émotion ressentie devant la beauté d'un paysage, mais d'une manière plus élevée, c'est-à-dire moins première (pas la sensation de petitesse face à l'infini, par exemple). Cela avait à voir avec le dépassement, la sensation d'assister à un spectacle mystique, plus élevé que la compréhension humaine. Et soudain, cela me revint.

    C'était au Louvre, que je visitai dix ans plus tôt, sans parcours établi. Au détour d'un couloir, la cloison d'une salle s'escamota et je me plantai devant un nouveau tableau. Il s'agissait du Saint-Jean Baptiste de Leonardo da Vinci. Les larmes aux yeux, le souffle coupé, je tentai de comprendre ce que mon corps et mon âme tentaient d'organiser, sous le choc, et sans ma volonté. Voilà : c'était cela, cette sensation. Cette impression d'être confronté à une oeuvre surhumaine, de jouir d'une beauté qui dépasse la pensée commune, de contempler un objet pourvu des forces incontrôlables et indifférentes de la nature. Le même élan, le même soulèvement de l'esprit, la même paralysie face à cette évidence. La beauté indépassable, qui rend muet le commentateur. Une expérience de Dieu sans Dieu. La révélation que de l'homme, naît ce qui peut l'élever hors de lui-même. Le faire donc exister.

  • La vie obstinée

    Wallace Stegner - 1999 - Editions Phébus. Traduction (magnifique) de Eric Chedaille.

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    Je n'étais pas descendu depuis une demi-heure que la pluie s'est mise à tomber.

    (...)

    Je serai, toute ma vie durant, plus riche de ce chagrin.

  • Les clients d'Avrenos

    Georges Simenon - 1935 - Folio.

     

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    On n'attendait pas encore de clients, bien qu'un étudiant qui venait pour Sadjidé fût déjà accoudé au bar.

    (...)

    Et le lendemain la vie continue.

  • Figures de poupe

    Nouvelles brèves.

    Marcel Mariën - 1996 (réédition de 1974) - Didier Devillez Editeur.

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    Fils d'une sibylle et d'un badaud, Nicolo Svolta exerçait à Florence, dans une échoppe voisine du palais Strozzi, le rare métier de vitromancien.

    (...)

     Un jour, excédé, incapable de supporter plus longtemps les affres de l'indécision, il mit une fois pour toutes le feu à sa demeure, s'en fut, et tourna le coin pour toujours.

     

     

  • Suite française

    Irène Némirovsky - Prix Renaudot 2004 (écrit en 1940) - Folio.

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    Chaude, pensaient les Parisiens.

    (...)

    Bientôt, sur la route, à la place du régiment allemand, il ne resta qu'un peu de poussière.

     

    Extrait de notes : "Mon Dieu ! que me fait ce pays ? Puisqu'il me rejette, considérons-le froidement, regardons-le perdre son honneur et sa vie. Et les autres, que me sont-ils ? Les Empires meurent. Rien n'a d'importance."