Je tente de situer un point qui figurerait l’instant à partir duquel tout s’est déclenché, ou enclenché ; enfin, le moment qui a décidé de l’édition du Baiser, la source de tout… Je me rends compte, comme ces explorateurs lancés à la recherche de la source du Nil, qu’elle se dérobe sans cesse, toujours plus loin du regard, toujours plus en amont qu’on l’aurait cru. C’est ainsi, il faudrait remonter à cet âge qui me voyait, enfant de –quoi : 14 ou 15 ans- trouvant dans l’écriture de romans idiots, une manière d’être encore plus seul, et pourtant fort d’une multitude d’individus, nés de moi. Il faudrait. Mais ce sera l’objet d’une autre note, un jour.
Tentons la description d’un moment décisif. Car il y en eut un, initial. Celui où je me laissai convaincre d’adresser à Jean Mathieu, que je connaissais mais dont un soir, soudain, la présence attentive, l’intelligence m’étaient devenu indispensables, ce texte déjà vieux de deux ou trois ans, qui me semblait le plus original de ma production. Pas de réaction pendant des jours et puis, en réponse à un courriel gêné dans lequel je demandai s’il avait lu, Jean me répondit :
" Comme tu as bien fait de frapper à la porte, je me décide à te répondre, Christian, pour te dire : c'est en gros ce que j'aime, ce que je cherche à lire à haute voix pendant une heure -et suprême plaisir devant l'auteur lui-même. En fait de pénibilité, il n'y a bien que la trop banale accumulations des adjectifs qualificatifs en stéréotype qui m'agace au début (il semble que cela ne concerne que les six premières pages) passé cet agacement, c'est l'avalanche des questions à te poser : en premier, quel auteur as-tu donc bien lu, avalé, digéré pour écrire cela? où l'as-tu écrit? quel réel t'a soutenu dans cette épreuve? t'a inspiré? mais j'aime, j'aime me lire cela. et en parler c'est autant parler de moi puisqu'il n'y a pas de lecteur tutoyé mais parler, parler après cet écoulement gigantesque, bien sûr c'est ce qu'il faudra faire (devant un verre, ou rien) mais surtout pour aller au fond de la chose et de la forme de la chose (...)"
Comment éviter de devenir amis, dès lors ? Jean organisa une lecture du texte en public. Trois séances furent nécessaires. De (très) rares curieux assistèrent à l’ensemble. Je ne peux que les remercier de leur soutien. Parmi eux, hors un écrivain dont je me suis permis de parler ici, un directeur de théâtre fut assez convaincu pour me commander l’écriture d’une pièce, mais c’est une autre histoire. En tout cas, le débat qui suivit la lecture m’encouragea à présenter le texte à des éditeurs. Une nouvelle étape fut la réponse d’Alix Prenent, aux éditions de l’Olivier.
Rappelons que le Baiser est l’un des six ou sept romans (je ne sais plus) que je tente de faire éditer. C’est le plus court, le moins consensuel, le plus difficile. Mais c’est celui qui suscite les réactions les plus fortes.
Dans la librairie où travaille ma douce compagne, j’avais remarqué un livre « Cyclope, ou le livre de la mort et de la merde », chez Jean-Pierre Huguet éditions. Le sujet était radical, l’écriture sophistiquée et exigeante, la collection qui l’éditait, les « Sœurs océanes », revendiquait une ligne éditoriale sans concession de « textes dérangeants, irritants, voire provocants ». J’avais le sentiment que quelqu’un m’appelait par mon nom, en me lançant des œillades. Je devinais une parenté. Quelques jours plus tard, j’appris par un courriel de la directrice de la Médiathèque de Roanne, Isabelle Suchel, que deux auteures de la collection « Sœurs océanes », (dont Catherine Dessales, auteure de « Cyclope… ») seraient présentes le soir même, ainsi que le directeur de collection, Jean-Patrick Péju. L’accueil du Baiser dans les diverses occasions que je viens d’évoquer m’avait soulagé de mes pudeurs habituelles, et je décidai d’assister à la conférence, en apportant un exemplaire du manuscrit.
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