Mon modèle était ces vieux Larousse aux couvertures épaisses, rouge ou verte. Leur poids en s'ouvrant chassait l'air sous les ais, la masse de feuilles s'épanouissait de part et d'autre dans un soupir. Je lisais les définitions, les coudes écartés à chaque extrémité de la reliure, menton collé entre les deux rives de papier, index sur la ligne. Les mots s'étageaient en colonnes ; ils étaient si nombreux et petits que leur accumulation faisait un gris subtil, grenu sous la pulpe des doigts, leur compacité était rompue par de somptueux dessins que des artistes anonymes avaient eu la bonté de produire pour moi. Ce n'était pas un souci de connaissance, mais une avidité de beauté qui me conduisait sans cesse à me plonger dans ces ouvrages. À l'époque -j'avais peut-être dix ans- je collectionnais les fossiles, les minéraux, les cristaux, les curiosités. Il y en eut bientôt un tel nombre que mes parents débarrassèrent une pièce qui servait d'atelier pour que j'y organise une sorte de musée. J'y arrangeai soigneusement mes trouvailles sur les rayons montés par mon père, légendai chaque objet d'une étiquette approximative et quand tout cela fut fini, j'entrepris une « Encyclopédie de la préhistoire ». Le projet ne me semblait pas si monstrueux. Il me prendrait du temps, bien sûr, mais je n'y voyais qu'une longue perspective de jours consacrée à l'écriture et au dessin, mes activités préférées.
On me trouva un superbe cahier relié, dont les grandes pages n'étaient pourvues que de quelques horizontales fines. La couverture était cartonnée et solide, ornée du motif de taches qu'on voyait sur certains cartons à dessins. La virginité de ces pages ne m'intimida pas pour autant, et j'entrepris mon ouvrage. Un stylo bille noir en main, je traçai avec application mon titre immodeste sur la page de garde sans oublier de m'en octroyer par avance le mérite en écrivant mon nom en dessous, puis tournai la page. Les choses sérieuses commençaient. Je dessinai un « A » au moins aussi alambiqué que les lettrines de l'encyclopédie Larousse puis j'improvisai une définition de l'Archéologie. Elle fut succincte : m'intéressait surtout le mot suivant. Archéoptéryx. Le premier oiseau, le premier dinosaure à plumes, selon les connaissances de l'époque. J'écrivis un article assez complet, mais ni vérifié ni documenté, puis traçai un cadre et dessinai la bête. Se succédèrent ainsi une dizaine de définitions. Les lignes serrées et sans ratures faisaient un gris agréable à l’œil, et les dessins rythmaient les quelques pages fournies. L'effet était assez proche de celui de mon modèle. Cette vaste entreprise s'arrêta après deux ou trois jours. Ce qui distingue l'enfance de la maturité, ce n'est pas l'ampleur du projet, mais l'estimation du temps, l'appréciation de l'effort nécessaire pour y parvenir. Ce qui n'implique pas que l'on en vient à bout, mais y contribue. Ainsi, je commence à travailler sur un projet qui me prendra vingt ans. Et alors ?