Chaque année désormais, l'équipe de la médiathèque de Gilly-sur-Isère me laisse carte blanche pour inviter un auteur. En 2013, Laurent Cachard avait essuyé (fort bien) les plâtres. Pour 2014, ma première idée était de présenter des éditeurs, car les rencontres public/éditeurs sont rares en médiathèque, tandis que les venues d'auteurs sont (presque) monnaie courante. J'avais imaginé présenter le beau travail de deux maisons de la région grenobloise : La petite fabrique et Pré#carré. La première ne pouvait pas se libérer à cette période. Focus, donc, sur Pré#Carré (ne pas oublier le dièse, qui forme, dit son fondateur Hervé Bougel, un carré qui se prolonge). Entre-temps, Hervé Bougel a le bonheur d'être édité à La Table Ronde, prestigieuse maison qui fait partie de la non moins prestigieuse maison Gallimard, et nous avons donc choisi de nous attarder davantage sur l'auteur que sur l'éditeur.
Rappelons tout de même que Pré#Carré est née il y a plus de dix-sept ans, Hervé Bougel reprenant le flambeau laissé par Roland Tixier, poète et éditeur également, fondateur d'un mythique Pré de l'Âge dont Bougel fut le dernier auteur publié, justement. Depuis, Pré#Carré fonctionne principalement sur abonnement et produit quatre fois l'an un de ces précieux recueils aux couvertures somptueuses, réceptacles d'une poésie souvent débarrassée des séductions et effets propres au genre (« on va pouvoir dire 'il neige', quand il neige » dit l'un des auteurs, ce qui résume bien l'intention). Mais c'est donc plutôt l'auteur que le public de Gilly a écouté vendredi soir. Après un rappel de ses ouvrages précédents, dont je ne connaissais que les derniers sortis : « Travails » et « Les Pommarins », Nous avons pu évoquer ensemble « Tombeau pour Luis Ocaña », tout juste sorti ce mois-ci. Le récit en 71 chapitres courts (71 comme 1971, l'année de la chute, puisqu'il s'agit du récit d'une chute) de la vie du champion cycliste. Bougel a choisi de saisir « L'Espagnol » au dernier jour de sa vie, en 1994, dans ses vignes, un flingue à la main. De lui faire raconter enfance, épreuves, triomphes et chute, depuis ce moment et à la première personne. Point épineux, ce choix de la première personne. Gonflé. Il a fallu des années de réflexion à l'auteur pour tourner autour de l'idée et finir par décider que c'était la seule solution. Une décision logique car Hervé Bougel admet que, finalement, ce Tombeau est son livre le plus personnel et que, d'une certaine manière, il entre pleinement dans un projet autobiographique mis en chantier depuis peut-être « Osram Osram » et de plus en plus évident avec les ouvrages précédents, dont je parlais plus haut.
Bougel sait de quoi il parle. Cycliste lui-même, la montée d'un col a inscrit dans sa chair, définitivement, ce qu'il y a de souffrance et de dépassement de soi dans l'épreuve, et rend sèche et vraie l'évocation de la dureté de la route, des poings fermés sur le guidon, le goût du sang. Il n'est pas nécessaire de connaître ce sport pour apprécier ce livre, j'en témoigne, et le récit est celui d'un homme autant que d'un champion. D'un homme, fils de l'homme, héritier d'un sang, d'une fierté, d'un orgueil, arrogante. Un homme marqué par le destin, décidé très tôt à la vue d'une de ces magnifiques machines, émerveillement de l'enfance, avec laquelle il fera corps et qui, abandonnée un jour, laissera une chair sans vraie colonne, démunie de ce qui le faisait se tenir fier.
A Gilly, le Théâtre du Sycomore a entonné avec conviction et à deux voix les mots venus du Tombeau, paroles de spectre toujours incarné, orgueil encore une fois, regrets, pardon... Lecture émouvante qui ôtera les mots des lèvres de leur auteur ce qui, de son propre aveu, est exceptionnel.
La rencontre à Gilly se clôt toujours par un repas convivial entre participants. Il faut tout de même que je précise le joli prologue que Marielle, responsable de la Médiathèque, avait imaginé : déçue (comme moi), de l'absence de Mausolées dans la dernière sélection Lettres frontière, elle m'avait préparé une petite surprise. Je peux me vanter d'être le seul auteur lauréat du pris « Pomme », « le fruit le plus populaire à la chair élégante », dans l'idée qu'il me porte chance « sur le long et laborieux chemin de l'écriture ». Si je n'ai pas d'autres pépins, ma foi, c'est tout le bien que je nous souhaite. Le prix était concrétisé par une très jolie pomme découpée dans des pages balzaciennes et trône actuellement sur une étagère de la bibliothèque du bureau. Merci à celle qui l'a réalisé. Je suis très touché (et conscient du privilège).
Je publierai dans les jours qui viennent le ressenti de Marielle sur Mausolées.
Le titre de cette chronique est inspiré d'une revue publiée par Pré#Carré, dont le nom est une expression du milieu cycliste. Se trouver "en chasse-patate", c'est être trop loin derrière les premiers pour les rattraper et trop loin devant le peloton pour bénéficier de son élan. Isolé ainsi, le cycliste prend tout le vent, rame et rumine. La destinée du poète ?