Avant tout, pour illustrer cette note, cliquez ici, et régalez-vous avec ces 3min.40 de stupéfiant. Attention tout de même : c'est de la pure.
Voilà, j'espère que vous êtes remis. Vous venez d'écouter Florence Foster Jenkins qui, au début du XXème siècle, fut assez riche pour croire qu'elle avait du talent et assez sympathique pour que personne ne songe à la détromper. Elle se produisit de nombreuses fois, notamment après l'âge de 60 ans quand, enfin orpheline, elle put s'adonner pleinement à sa passion de la pratique musicale que son entourage, parents et mari compris, avait tenté de décourager. Ses disques calamiteux sont aujourd'hui, à n'en pas douter, des collectors recherchés. Des amis de l'humanité ont livré à Youtube un de ces cataclysmes sonores. Qu'ils soient bénis.
Naguère, j'animais une émission de radio locale (dans les années 80 pour tout dire, à la libération des ondes. Vous n'avez pas connu, ça, vous), traditionnellement ponctuée de la séquence du "disque le plus nul". Les rayons de notre petite radio me fournissait à ce niveau un matériau riche et varié mais, vous savez ce que c'est, on est toujours à l'affût de la nouveauté.
La plus ancienne association de ma ville se trouve être une fanfare, que l'illusion appliquée à son propre état lui a permis de qualifier de "philharmonique". On y voit pourtant un contingent classique de cuivres stridents, de tambours à contre-temps et moults flutiaux et percussions hasardant un air à l'oreille plutôt qu'à la partition. Tout cela sous des casquettes à visière de chefs de gare.
Cette excellente formation s'est décidée un jour à franchir le pas que des visées trop modestes retenaient jusque là : enregistrer un disque de musique classique symphonique. Il en résulta un vinyle 33 tours absolument dément, de la même veine rugueuse que notre amie Florence. La Mairie de l'époque avait préacheté plusieurs centaines de cette production, pour financer le projet qui, sans cela, n'aurait bénéficié d'aucune subvention. D'abord destiné à être offert en cadeau à nos villes jumelées, dès la première écoute, l'idée fut abandonnée : les liens entre pays étaient encore trop fragiles pour se permettre un incident diplomatique. Les centaines de pochettes dorment donc quelque part, attendant qu'un malotru en saisisse un, le numérise, et le difuse sur le net, pour la grande gloire de notre ville.
Ce fut évidemment mon choix, lors de sa sortie, pour ma séquence du "disque le plus nul". Un triomphe. Entre tous ces morceaux massacrés, j'eus l'embarras du choix, mais il me semble que je passai "Ainsi parla Zarathoustra" de Richard Strauss. Exécuté par la fanfare comme les militaires birmans exécutent leurs opposants : salement, bruyamment, impitoyablement.
Ce qui me rappelle l'histoire d'une autre fanfare. Dans un petit village italien, un minuscule comptable passait dans les rues sans soulever l'intérêt, n'adressant la parole à ses congénères que pour dire bonjour. Lors de son décès, on découvrit d'abord qu'il était extraordinairement riche et sans héritier. Son testament indiquait pourtant qu'il souhaitait léguer toute son énorme fortune à la fanfare du village. A une condition : chaque année, à la date anniversaire de sa mort, la minable fanfare devait se rendre sur sa tombe et jouer à la perfection une oeuvre classique, choisie par lui, et particulièrement inaccessible à autre chose qu'à un orchestre symphonique de niveau national. Un huissier, assisté d'un critique professionnel, devait assister à la prestation et déterminer si, oui ou non, la fanfare méritait l'héritage.
Cela se passait dans les années 60. Je ne sais pas si la fanfare essaie encore aujourd'hui, mais j'imagine le sourire enterré du vieux misanthrope, définitivement vengé des dissonnances dominicales infligées par la fanfare, sa vie entière.