En déposant mon fils ce matin à la gare, avant que l'aube pointe, le voyant, mal rasé, les cheveux trop longs (ça ne lui va pas), engoncé dans un blouson trop chaud et trop grand pour lui, son sac sur le dos, pour se rendre au travail, à 80km de là, je me suis senti empoigné de tristesse. Je suis revenu ensuite ici, l'attention toujours mobilisée par l'image de mon garçon prenant le train, ignorant que je l'observais.
Si tu savais, bonhomme, comme j'aurais aimé t'épargner, te protéger de ce monde, t'éviter le rituel des heures et de l'argent qu'on gagne, qu'on ne gagne pas, dont on n'a pas assez, après quoi l'on court. Si tu savais le monde idéal que j'aurais créé, pour toi, pour ta soeur, pour ceux que j'aime. Personne n'y parvient ? Personne ne peut le faire ? Peut-être. Mais alors, quel est ce monde ? je te fais naître, te présente à la vie qui est déjà construite sans toi et n'a que faire de toi, je te lance dans une tragédie dans laquelle tout est en place, où tu ne peux que jouer le rôle qu'on t'a assigné. Je te mets dans un train qui va bouffer ton quotidien jusqu'à la fin, et, ce faisant, j'ai l'impression de collaborer à la défaite de ta vie, au précipice qui guette, au bout des rails.
Je n'y ai pas pensé tout de suite mais, ce qui m'a rendu triste soudain tout-à-l'heure, c'est le sentiment de t'avoir trahi. De t'avoir mis sur deux pieds, sans te prévenir qu'il faudrait vivre à genoux.