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Pieds nus sur les ronces - Page 3

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 9

     Ainsi, les rituels de la grande maison organisaient les jours, formaient les coupes et les coutures dans quoi les esprits se meuvent et s'isolent. Le prêt-à-porter des habitudes. Syrrha ne redoutait pas la routine et son emprise. Au contraire, sa jeunesse chaotique, son enfance sans guide, lui faisaient rechercher l'apaisement du cadre, le contrôle. Ses romans étaient empreints de cette quête. Les conflits qu'ils décrivaient se faisaient toujours contre une norme quelconque (norme qui pouvait être d'un complet dérèglement, n'étant que celle des autres), et cette norme l'emportait. Par la mort ou l'amour, les protagonistes et les conflits trouvaient une résolution et une certaine paix. Syrrha avait appris que les nourrissons d'autrefois, serrés dans leurs langes comme des paquets, dormaient mieux, pleuraient moins, étaient moins anxieux que les bébés modernes qu'on laissait libres de leurs mouvements. Le confinement des langes devait leur rappeler celui de la poche amniotique. Elle avait trouvé dans ce phénomène la justification physiologique des règles dont elle cherchait à s'entourer, et qui l'incitaient à se rapprocher des hommes et femmes autoritaires, d'un certain âge, ayant de l'expérience, des personnes susceptibles de donner des conseils, de l'assagir, de contenir ses envies – elle se méfiait de ses envies. Cependant, elle supportait mal les conseils donnés sans bonté. Il fallait qu'elle devine chez le mentor qu'elle s'était choisi, outre la profondeur d'une réflexion, le bien qu'il lui voulait. Alors, elle suivait sans regimber les avis qu'elle avait sollicités, malgré les contraintes que cela pouvait occasionner. Quelle conscience avait-elle de ces remuements intimes ? Ils affleuraient au niveau de sa perception – Syrrha se connaissait bien – mais il lui arrivait d'exagérer leur influence. Ainsi voyait-elle dans le désarroi qu'elle avait ressenti au spectacle de l'abbaye détruite, un effet de son besoin de contraintes et l'égarement qu'elle éprouve chaque fois qu'un cadre établi se désorganise. Elle savait aussi qu'un tel raisonnement était un peu court, et cette lucidité lui montrait avec dureté que son affolement et sa démotivation pouvaient bien ressortir en vérité de la simple paresse. Quand ils n'ont pas de cadre et qu'il en faut un, certains le fabriquent, une question d'énergie et de patience, de volonté. De discipline. Après le petit déjeuner Syrrha remontait dans sa chambre, s'installait au secrétaire en ronce de noyer, ouvrait carnets de notes et ordinateur, déployait ses feuillets volants infusés de lignes raturées, appariés en paperolles proustiennes, et se mettait au travail. Elle étalait près d'elle et sur le sol par manque de place, les plans esquissés de la maison, les croquis annotés dont elle espérait qu'ils seraient un palliatif aux plans de l'abbaye. Hier soir encore, en poussant plus loin dans le couloir de la salle de bain jaune, Syrrha avait découvert une pièce vide augmentée d'une alcôve, avec un plancher marqueté superbe qui les unifiait. Le plan de son étage, au delà de sa chambre, s'élevait en précision, dérangeait les limites des premières feuilles arrachées à son calepin, débordait sur des papiers plus grands, jointoyés au ruban adhésif. Il y avait de nombreuses retouches, des repentirs gommés, des contours repris à l'encre quand elle avait vérifié les dimensions des espaces relevés. Elle observa longuement le bout-à-bout dépareillé qu'elle avait maintenant déployé sur le lit. Le plan prenait forme. Les couloirs et les pièces projetaient leurs angles sur toute la longueur du lit, les traits multipliés rendaient lisible une logique, une description cohérente des espaces, des accès, des juxtapositions. Sur le patchwork de papier, le schéma faisait un T majuscule dont la base s'appuyait sur la cage du grand escalier qu'elle empruntait chaque matin.  Ensuite, à partir de sa chambre, l'une des premières distribuées par le couloir, la verticale du T, ce qu'on nomme le fût de la lettre en terme typographique, supportait les greffes de nombreuses pièces de taille modeste, sans doute aménagées dans des salles plus grandes. Le point de croisement de l'horizontale du T (la traverse en typographie) avec le fût de la lettre, s'arrondissait et s'élargissait en une sorte de rotonde absurde, sur-dimensionnée, qui donnait accès à trois couloirs dont un, muré, aurait constitué s'il avait été ouvert le prolongement de la verticale du T et aurait déterminé au final, Syrrha en était convaincue, le dessin d'une croix aux branches de même longueur. Elle avait exploré la partie gauche de la traverse, qui donnait sur plusieurs pièces, et la droite, qui filait vers un escalier de service en colimaçon qui s'enroulait raide pour desservir un palier, ouvrant, après un coude et une chicane, sur un couloir sans éclairage, à la perspective inestimable. Le plan s'achevait là pour cet étage. Étrangement, quelque chose dans l'organisation de l'ensemble, ou l'impression de strates d'un passé marqué par la tristesse (une tristesse qu'elle reliait à l'outrance des lieux, une démesure forcément mûrie dans une solitude mégalomaniaque), lui inspirait de la mélancolie. À tout hasard, elle entreprit d'écrire cette mélancolie. Après une heure et sans relire, elle sut que ce n'était pas bon. Comme l'escalier, si l'on veut bien autoriser cette image facile, cela ne menait nulle part.
        Un peu avant midi, Syrrha abandonna. Elle considéra le plan sur le lit, ses pages animées de droites aux graisses variables, ses hachures malhabiles, les encres superposées. Elle passa la main sur les accidents du papier puis, sur une inspiration brusque, s'allongea sans prendre la peine d'enlever le schéma, déplié sous elle. Au moindre mouvement, elle le froissait, le déchirait. Mais le saccage l'indifférait, peut-être se vengeait-elle ainsi de son impuissance. Cela faisait un bruit frêle dans son dos, un contact désagréable. Elle se souleva, fut tentée de saisir un livre dans la petite bibliothèque puis se ravisa en constatant qu'il allait être l'heure de manger. Elle se prépara et sortit de la chambre. La lecture, se disait-elle en abordant l'escalier, est aussi une méthode efficace pour retrouver le chemin de l'écrit. Se placer dans un contexte, être entouré de littérature, d'auteurs intéressants comme des amis bienveillants qui encouragent. Cet après-midi elle irait s'installer dehors, sous un arbre, sur un de ces bancs qu'elle avait repérés dans le parc, pour lire.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces -8


    Est-ce la mélancolie de ces lieux ou le temps d'adaptation qui m'est nécessaire chaque fois que j'emménage quelque part ? La matinée s'est passée sans que je produise rien d'utile. Ce n'est pas grave, c'est normal, mais il faut que je me surveille. Je pense à mes amis écrivains qui conseillent de ne pas lutter, de prendre l'air, marcher dehors un moment par exemple, pour mieux revenir à la table de travail. Chez moi, ce genre de fuite ou d'attente ne fonctionne qu'à moitié. J'arrache l'écrit. Je sais qu'en insistant, parfois, quelque chose cède, accepte, se rend, et la phrase vient, le récit vient. En fait, les deux méthodes sont bonnes, mais il faut les alterner. Il en existe une troisième, que je pratique de temps en temps : écrire de vagues litanies autour du thème ou de l'idée que j'ai en tête, sur un mode automatique, sans contrôle, laisser la prose enfler, déborder, s'épaissir à son gré, jusqu'à ce que, soudain, un déclenchement se produise et rende le son que j'attendais. Ou bien encore (décidément, quel arsenal !), s'il s'agit d'un roman, mettre en scène mes personnages, leur laisser la main, assister à ce qu'ils vont décider. Je les regarde, j'écris, les choses se mettent en place, leurs dialogues se déroulent sans mon concours, la scène est bouclée sans effort. Ce sont de beaux moments. En tout cas, il faut absolument que j'écrive, les conseils de lâcher-prise ou autres abandons taoïstes sont bons pour qui ne doit pas boucler au moins le début de quoi que ce soit à une échéance déterminée. Et le temps passe, bientôt la première quinzaine écoulée. Tout ne va pas mal, je sais que je vais y arriver. Alterner les séquences. Me mettre à l'ouvrage au quotidien, avec discipline, on ne sait jamais. Et parfois, sortir, poursuivre l'exploration méthodique de l'immense maison, aller dans le parc, discuter avec les gardiens. Découvrir les végétaux inconnus que Lucien sème, greffe et plante dans son potager, l'entendre s'inquiéter des nouvelles, de la propagation de l'incendie. Croiser le fauteuil véloce de monsieur Cot. Éviter Joël Klevner. Joël Klevner écrit la nuit et passe la journée à errer dans la maison, ne dort presque pas ou très peu, s'en vante (enfin est-ce qu'il s'en vante, pas vraiment, pas franchement, pas devant moi, mais je sens qu'il a cette vanité de l'écrivain nocturne, enfiévré, habité, il a suffi que j'entende Alexandre dire à Arbane que Joël avait encore écrit toute la nuit, pour que, pour que, Ah !). Je le trouve sur mon chemin parfois. Il me toise, je crois. Sourire narquois. C'est détestable. Ma colère est augmentée par ma faiblesse sous son regard. Je ne m'explique pas ma pusillanimité. Surtout face à un type qui n'a probablement jamais rien publié, peut-être jamais rien écrit de valable, qui fantasme une œuvre tellement en avance sur son temps qu'elle en est impubliable. C'est grotesque. Pas le premier du genre que je croise (on en rencontre à chaque salon), mais le premier à tenir le rôle au quotidien depuis. Depuis ? Dix ans, m'a confié Madame Cruchen l'autre jour. « Dix ans, ici ? » Arbane Cruchen, je m'en suis rendue compte, a regretté sa confidence mais elle était lancée, elle a poursuivi. Il y a dix ans, oui, le jeune Klevner est venu frapper à la porte du manoir, et demandé asile à Monsieur Cot. Joël Klevner avait dix-huit ans, c'était le jour de sa majorité. Monsieur Cot le connaissait bien. Joël a été nourri au lait de la littérature amassée par Alexandre Cot, il passait des heures, chaque jour, dans la bibliothèque. Dix ans ? Mais il fait quoi ? Je veux dire, il travaille ? il vit de quoi ? Madame Cruchen a souri, mais sans méchanceté, a lâché sur le ton de l'évidence : « Il vit aux crochets de monsieur Cot, qui est persuadé de son génie. » C'est bien commode, me suis-je dit, j'aimerais bien avoir un mécène comme ça, moi. Vraiment, je déteste ce type. Elle a ajouté : « Joël ne sort jamais. Il n'a plus franchi les grilles du parc depuis son arrivée ». Il s'est produit une suspension dans notre échange, j'avais une question à formuler, Madame Cruchen l'a devinée sans que je prononce le premier mot. Encore combien de temps ? Jusqu'à la mort de son protecteur ? Et après ? Klevner restera-t-il ici jusqu'à la ruine du manoir, comme un spectre ? J'ai vu qu'elle avait la réponse, que la réponse la renvoyait à une vérité angoissante. Nous ne nous sommes rien dit. Pas de question méchante, pas de réponse anxieuse. C'est bien ainsi.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 7

     

    À Joël Klevner, qui lui demandait ce qu'elle comptait écrire pendant son séjour, Syrrha ne put rien répondre d'intelligible. Elle avait bafouillé. Alors qu'elle se croit, qu'elle se sait, par l'expérience d'années de maîtrise de soi, forte et solide, la sensation d'être jugée, de voir toute sa volonté devenir sable et s'éparpiller au sol est révoltante. Trahison intolérable du corps, démission. Un regard de ce garçon plus jeune qu'elle d'au moins dix ans, de taille médiocre, cheveu plat et visage quelconque, sans séduction, sans charisme, enfin l'allure d'un étudiant sans le sou, d'un livreur de pizza, d'un menuisier venu changer une latte de parquet, juste un regard de ce rustre et elle s'était retrouvée petite fille face à sa mère. Elle avait été soudain convaincue de sa propre imposture. Dans le secret de son cœur, elle enrageait. Mais voilà : « Vous comptez écrire quoi, ici ? », elle avait bégayé, dit que, que et bien, que, c'était compliqué, en fait, un autre lieu pour lequel, grâce auquel, enfin il fallait tout revoir et lui, le salaud, le prince, le seigneur, le plombier le manar sans vergogne avait souri, si peu mais souri, sans mépris, sans rien, politesse indifférente, Vous me direz quand vous saurez, c'était tombé comme une pierre d'une corniche. Et elle en avait été comme ça, plantée, le bout des bras collé au sol ; quand vous saurez ? Vous me direz ? Mais pour qui il se prenait, ce type ? Elle avait tenté un riotement, une réaction amusée et dédaigneuse, qui lui fit plus de mal encore quand elle en considéra le peu d'effet sur son interlocuteur. Il savait l'avoir blessée et s'en fichait, ni joie, ni remords (tu écris ? tu as cette prétention ? tant pis pour toi). Là-dessus, madame Cruchen avait enchaîné sur une formule de bienvenue et toute la population du manoir s'était retrouvée à l'intérieur pour compléter les présentations. Klevner s'était éclipsé avant que madame Cruchen n'ait révélé à Syrrha que le jeune homme était écrivain, lui aussi. Cette affreuse sensation d'être humiliée ne l'avait pas quittée pendant le trajet laborieux dans le dédale de Malvoisie, couloirs, escaliers, couloirs, vestibules, salons, chambres abandonnées, escaliers, couloirs et partout des étagères combles de livres, sur le sol des piles de bouquins, sur les meubles des livres stockés, marqués, cornés, d'autres dans des cartons étiquetés. Enfin après plusieurs étages et d'ultimes indications pour que Syrrha retrouve son chemin au retour, madame Cruchen avait poussé une porte devant elle sur une phrase écourtée par l'asphyxie de l'ascension : « Votre chambre. »
        La chambre de Syrrha était grande, haute comme toutes les pièces ici, déraisonnablement, pavée de tomettes érodées, meublée armoire et lit, plafonnée de poutres épaisses, murée de tentures ; encore un décor de film, elle cherchait quel film, un film épique des années 1960, peut-être Le Cid ou Les Chevaliers de la table ronde, elle remuait ses souvenirs de cinéphile, en tout cas on sentait une volonté de créer une atmosphère. C'était plutôt réussi d'ailleurs, on pouvait y croire, et puis les odeurs de cire et d'humidité, mêlées à un spectre de poussière, ajoutaient du crédit à l'ensemble. Les appliques électriques ringardes et leurs ampoules en forme de flammes de bougies, une armoire dix-neuvième, un secrétaire et un fauteuil Restauration sûrement apportés sur le tard comme une concession au confort, contrariaient le souci d'authenticité du décorateur initial.
        La fenêtre donnait sur le parc et sur des lointains grisâtres. Syrrha posa son ordinateur et ses calepins de notes sur le secrétaire, un beau meuble plaqué ronce de noyer, avec un abattant. C'était exigu, elle avait coutume de s'étaler. Enfin, elle se débrouillerait. Elle chercha sans succès une connexion internet, ce qui la déprima momentanément avant de trouver des raisons de s'en réjouir. Il y avait une petite bibliothèque aussi, placée vers la porte de la salle de bains, contre le seul mur libre. Quelques livres de la nrf, des éditions anciennes, sur ce joli papier ivoire. Une vingtaine d'ouvrages. La Ville d'Ernst Von Salomon, les lettres de Van Gogh à son frère (elle avait lu), des livres de Tanizaki (tous lus), Rouge Brésil de Rufin qu'elle connaissait mais pas Les Causes perdues du même, Hier soir à Varsovie de Rudnicki, Le Pigeon irlandais de Francis Stuart, Le Jour de la Comtesse de David Sahar, auteurs dont elle n'avait jamais entendu parler. Elle ouvrit le livre de Stuart pour constater que les feuillets n'avaient pas été coupés et ressentit à cette vision une incompréhensible tristesse.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 6

    Dans la journée qui a suivi notre visite à Terret, Katrine avait trouvé une solution. Elle m'a présentée au petit peuple qui hante l'incroyable maison où l'on a pu m'héberger. Malvoisie. Un manoir, un château, en tout cas une énorme bâtisse hybride (médiévale, baroque, plus tous les styles intermédiaires) de cinq ou six étages avec enceinte crénelée et coiffe d'ardoise. Depuis que je suis là, je découvre des pièces chaque jour. Il m'arrive de me perdre. Vu de l'extérieur, l'ensemble est un délire avec tourelles d'opérette, lions modelés en ciment campés sur le perron, grande porte à double battant en chêne et ferrures larges comme la main. À l'intérieur les murs sont tapissés de livres, et l'architecture reproduit le délire du dehors, escalier monumental et hall de marbre avec copies de statues antiques. C'est le Xanadu de Citizen Kane, le palais de Howard Hugues, la villa Hadriana, le Neunschwanstein de Louis II, enfin une fantaisie de parvenu d'un mauvais goût tellement extravagant qu'il s'en dégage une esthétique, un gothique de cinéma outrageusement mis en scène, qui m'a fait éclater de rire à la première vision. Quand nous sommes arrivées au terme d'un long trajet, comme accouchées d'une forêt tout en broussailles (non, d'abord parler de la grille : démesurée ; avec des volutes forgées qui dessinent des grotesques, le vantail droit dégondé, basculé vers l'arrière comme enfoncé par un bélier du temps des assauts en cotte de maille, les deux vantaux totalisant la surface d'un appartement, l'appartement que j'habitais à Richeterre par exemple et ce n'était pas petit), quand nous sommes arrivées au bout de l'allée, que la forêt a lâché prise, un grand mur de grisaille et de lierre s'est avancé vers nous, ça occupait tout l'écran du pare-brise, Katrine m'a fait « Hein ? » avec la fierté de qui accomplit le rêve de l'autre. J'en étais bouche bée, je me suis tournée vers elle avec une mine incrédule et sûrement une forme de gourmandise, tandis que la façade nous happait dans son ombre. À cet instant, oui, comme Katrine quand elle a trouvé ce lieu, j'ai cru que tout serait facile désormais. Un endroit pareil, une telle outrance, assez d'exotisme pour faire le deuil de l'abbaye, de quoi me nourrir. Oui mais voilà, pas si simple. Pas si simple. Je m'étais documentée sur l'abbaye de Terret, j'avais étudié son histoire, sa fondation, la vie de ses concepteurs, ses plans, des photos, des estampes, des tableaux la représentant, j'avais conçu déplacements et personnages (des carnets entiers remplis de biographèmes à leur sujet) à partir d'elle et de la campagne autour. Sans jamais m'y rendre d'ailleurs. Cela faisait partie du défi. Tout concevoir sur le papier avant de confronter mon imaginaire avec la réalité du lieu. Mais voilà : plus d'abbaye, plus de lieu, plus de récit. Les personnages de mon roman vont rester entre leurs parois de papier.
        Malvoisie est habitée, hantée ai-je envie de dire, par une communauté permanente. Il y a Alexandre Cot, héritier de cet énorme machin, un vieillard silencieux dans son fauteuil roulant haute-technologie qu'il conduit à toute vitesse dans les couloirs interminables. À bord de ce véhicule bourré de gadgets et monté sur de grosses roues larges, il cabote parmi les statues et les guéridons en chantant, navigue dans le labyrinthe du rez-de-chaussée (les escaliers qui mènent aux autres étages ne sont pas équipés). Heureuse nature ? Pas vraiment, ce sont des chants sinistres, et il s'enferme souvent dans sa bibliothèque. Il y a plusieurs bibliothèques dans la maison, mais la bibliothèque où il passe des heures à travailler est la plus grande ; le centre du château il me semble (le point de gravité, le nombril ?). J'en reparlerai. Des infirmières viennent à tour de rôle trois fois par jour s'occuper de lui, le matin avant le petit déjeuner, en début d'après-midi et enfin le soir après le repas, pour le mettre au lit (je crois que monsieur Cot porte des couches). Plusieurs femmes donc, mais une infirmière plus souvent que les autres, on voit qu'elle a ses habitudes, elle claironne son arrivée, se déplace vite, file sans hésiter dans la bonne direction, les autres demandent leur chemin, on les retrouve dans un cul-de-sac, devant une porte condamnée ou fausse (il y  a des fausses portes à certains endroits, des moulures et panneaux, plaqués contre le mur, avec un loquet, une serrure, mais tout cela est collé à la cloison). Je n'ai croisé qu'une fois cette infirmière, un soir. Une trentenaire quelconque, petite blonde souriante à la voix douce, cheveux coupés au carré, habillée modestement. Il y a Madame Cruchen, Arbane Cruchen, quinquagénaire encore belle ma foi. Chignon argent, vêtue avec goût, sobre sans tristesse, jupes droites assorties à ses tailleurs clairs, des couleurs de brumes et de lacs, d'herbe sous le givre, peu de bijoux. Discrète, très racée, gestes de ballerine ou de geisha, enfin mouvements étudiés, mesurés, délicats, j'adore la regarder tourner une page ou soulever et plier une serviette. Régler une horloge. L'horloge Empire dans le vestibule qui relie le salon à la grande salle à manger, surtout. Madame Cruchen passe, glisse, ne s'arrête pas ou à peine, imperceptiblement, le temps d'un soupir, fait basculer la loupe de verre qui protège le cadran tandis que son poignet rapidement tourné lui dit l'heure de sa montre, elle pousse une aiguille du bout d'un ongle, replace la loupe et glisse plus loin, oui glisse. Cela ne prend pas plus de deux secondes. Une fugace chorégraphie. J'aimerais me cacher pour épier ce rituel. Je ne suis pas certaine du rôle tenu par madame Cruchen à Malvoisie, elle ne semble pas avoir de parenté avec le propriétaire, n'est pas non plus son employée ou une simple locataire ; il y a une complicité ancienne entre eux, c'est manifeste. Je l'ai vue ricaner à une phrase un peu confuse de monsieur Alexandre. Une familiarité surprenante. Le pauvre a rougi. Je l'ai trouvée cruelle alors, mais elle a incliné son visage, a souri gentiment au vieillard qui s'est immédiatement rasséréné, et toute tension s'est évanouie. Elle a une aura évidente, beaucoup de charme, a dû faire des ravages naguère. Elle organise le quotidien, gère les petits problèmes (et les plus conséquents, j'imagine), distribue le travail au couple de gardiens qui vit dans une dépendance, comme autrefois. Les gardiens, plus très jeunes mais robustes, durs à la peine. Je ne connais pas leurs noms ; madame Cruchen donne du « Lucien » et du « Mina » avant de préciser la tâche qui attend la personne désignée. Mina est une métisse qui mêle les traits caucasiens et asiates, toute petite et silencieuse, concentrée. Lucien est un grand costaud bavard aux mains épaisses et aux longs favoris blancs. Si je parais autour de la maison et qu'il me voit, il suspend immédiatement son ouvrage pour m'expliquer en quoi il consiste et me faire partager son expérience en matière de fumures ou de greffes. Il a vite saisi mon oisiveté chronique et tient là une auditrice dévouée, qui prend le temps. Et puis. Et puis il y a Joël Klevner.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 5

    Prière de refermer la porte. Syrrha pousse l'inscription et découvre une nouvelle pièce. Une salle de bains étroite et haute, sonore. La troisième. Et comme les deux précédentes, celle-ci n'a pas été utilisée depuis des années. Il y traîne une odeur fade, entre salpêtre et poussière. Tout est recouvert d'une écume charbonneuse. Sous les écailles d'une vieille peinture jaune percent les vestiges d'un violet rompu où elle reconnaît une tentative d'imitation du porphyre. Les pellicules de l'enduit sont tombées dans la baignoire. Syrrha veut tirer le rideau de douche mais le plastique ancien casse au niveau des attaches. Hors de portée, une lucarne graisseuse donne un peu de jour. Un système aurait permis de l'ouvrir mais le câble est rompu à l'amorce de la mécanique. Elle sort de la pièce et referme, saisit le crayon qu'elle garde sur l'oreille et fait une petite croix sur la porte pour se souvenir qu'elle l'a déjà explorée. Sur son carnet, elle trace une croix similaire en bordure du rectangle qui figure le couloir où elle se trouve. Elle note Salle de bain jaune. Ensuite, elle renonce à aller plus loin et rebrousse chemin.
        Elle retrouve le grand escalier qui distribue les étages sur toute la hauteur de ce côté de la bâtisse. Passe sur chacun des quatre paliers devant une verrière à décor religieux en camaïeu verdâtre. Au pied de l'escalier dont la largeur est ici doublée par la confluence de la volée jumelle qui dessert une autre aile, elle s'engage au fond du vaste hall, dans le couloir qui s'ouvre sur sa gauche, et le fait résonner sur toute sa longueur avant de pénétrer dans un vestibule, où s'empoussièrent de grandes cages à oiseaux désertées. Là, elle pousse la porte du salon encombré de chinoiseries, paravents défleuris et vases aux ventres de bronze, qu'elle traverse pour atteindre la salle à manger, de l'autre côté d'un nouveau petit vestibule. La salle à manger est sans doute la plus grande pièce de Malvoisie. C'est un vaste rectangle qu'une énorme cheminée ouvre sur la moitié d'un pan. La hauteur extravagante des murs est rompue par une cimaise élevée à niveau de bassin, imitant le marbre, le reste est couvert d'un semis de fleurs pâlies, estompées au point de se fondre dans la couleur bleu délavé de l'enduit. Des blasons peints a fresco ornent les parties dégagées, entre des tapisseries fanées. Le plafond à la française, caissons ouvragés et poutres décorées de chevrons et de rinceaux alambiqués, en rajoute sur le pittoresque. On croirait un décor. C'est d'ailleurs en partie le cas, apprendra-t-elle.
        Syrrha est attendue. C'est l'heure du petit-déjeuner. Autour d'une table ronde, désolidarisée de l'interminable table du déjeuner qui longe la cheminée, ses hôtes sont là. Syrrha prend place face à madame Cruchen, comme chaque matin depuis qu'elle est ici. On prend vite des habitudes. À sa droite, monsieur Alexandre. Il appuie son bonjour d'un petit mouvement de tête, une révérence en réduction, puis, ratatiné souriant minuscule au fond de son énorme fauteuil roulant, il tend une grande serviette sur sa poitrine et se penche sur son bol. Syrrha remarque que la place de Joël est restée vide et que son couvert n'est pas dressé. « Monsieur Klevner ne descend pas aujourd'hui. Il travaille » dit madame Cruchen tandis que le vieillard aspire sa première goulée de thé. « Et vous, chère amie, que projetez-vous de faire aujourd'hui ? » J'aimerais travailler aussi, murmure Syrrah, elle murmure car aussitôt les mots jetés comme ça lui semblent sacrilèges, elle sait qu'elle ne pourra pas. Elle n'y arrive pas. Une semaine et demie ici, et pas une ligne, des journées stériles. Elle n'ajoute rien, se sent de mauvaise humeur, ça ne va pas, tout ce qu'elle avait conçu en relation avec l'abbaye ne fonctionne plus. Elle en avait eu l'intuition immédiate, mais surtout, malgré le décor invraisemblable de ce château qui devrait l'inspirer, elle se voit incapable de s'adapter à cette nouvelle donne et cela la rend furieuse. Qu'un autre écrivain, ici, à un autre étage mais pas si loin, puisse se plonger sans le moindre effort dans l'écriture, lui fait ressentir une pique de jalousie. C'est stupide et mesquin, elle se trouve laide d'être livrée à ce sentiment dégradant.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 4

    C'est de force qu'ils sont entrés, ont débordé le peu de résistance que le personnel pouvait leur opposer. Combien étaient-ils ? Quels moyens avaient-ils ? Comment un groupe armé de sa seule colère peut-il causer de tels dégâts ? Je n'en reviens pas. Depuis la route, de loin, les effets de l'attaque sont spectaculaires. La célèbre silhouette de Terret est mutilée de la moitié de sa hauteur. Son toit de tuiles vernissées a disparu, les modillons blancs du sommet et la charpente millénaire qui les dressaient au dessus des champs, ont été précipités dans l'incendie. La grande bâtisse a des allures de dent cariée, parois d'ivoire, cœur noir et fétide. Je n'ai pas de mots devant ce désastre. Qu'un serrement de gorge, inaudible à Katrine qui a accepté de me conduire à l'abbaye saccagée. Le monument est entouré de barrières dérisoires mais des vigiles éloignent les curieux, et dans les prés autour des décombres, des hommes en tenue s'affairent, récoltent des débris dans l'herbe ou les broussailles. « On a trouvé le corps d'un des leurs, dans la nuit. Sont tellement excités qu'ils finissent par s’entre-tuer, ces malades », commente Katrine. Elle est toujours élégante, a enfilé de petites bottes de caoutchouc en descendant de voiture. Un homme approche. C'est un type quelconque, long d'ossature et brun, plutôt beau dans sa fatigue. J'ai un faible pour les hommes abandonnés à leur fatigue. Je leur trouve une majesté lasse, une noble désinvolture qui me séduit. Il vient saluer Katrine, qui nous présente. Sef est un enquêteur dépêché par la Mairie pour évaluer les dégâts. Il connaît bien le site, y a conduit des travaux, naguère, « C'est un crève-cœur. Il y avait des fresques, du mobilier sacré, le toit était classé. Ils ont tout démoli. » Son visage est défait, il est sincèrement affecté et évite de nous regarder, revient sans cesse vers les ruines, convaincu au fond que tout cela n’est qu'une illusion née de peurs anciennes mais que tout est là en vérité, sous-jacent, indemne. « Nous n'avons pas assez protégé cet endroit. Il n'y avait eu aucune menace. La police patrouillait de temps en temps. Un artiste invité est mort, vous savez ? » La question s'adresse à moi. Il a plongé son regard dans le mien brusquement, en prononçant vous savez ? Je sais : Katrine m'a parlé de la victime. Un plasticien, un artiste non-européen. Jeune inconnu prometteur, comme sont censés l'être tous les résidents de Terret. D'autres sont à l'hôpital. Le reste – il y avait une demi-douzaine d'invités – est reparti. La violence des agresseurs a démoralisé tout le monde. « Sans l'incendie, vous arriviez à l'abbaye en pleine bataille. » Katrine tente de délivrer son angoisse ; s'ils ont attaqué l'abbaye, pourquoi pas la Mairie ou un quartier de Malbec ? Nos visages se ferment et Sef incline le menton sur sa poitrine. Nous partageons un bref moment de crainte et de recueillement. Je crois que Sef a murmuré une prière.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 3

     

    Dormir, dormir dans un bon lit, une chambre silencieuse et fraîche. Divin, se dit Syrrha. Elle se douche, elle dort, première urgence, et dort sans rêve. Au réveil, elle se sent capable de dévorer n'importe quoi d'épais et de sanguin. L'après-midi est bien entamé mais un repas l'attend, grâce à la prévoyance de Katrine et l'obligeance de l'hôtel. Après la régénération du sommeil, celle de la satiété ; elle sent son corps recouvrer sa vigueur. Elle a par contre la sensation que les aliments ont tous un goût de fumée, et ses cheveux bien qu'ils sont propres, et sa peau malgré la douche sous laquelle, selon son habitude, elle s'est étrillée, lui semblent avoir conservé un effluve de bois brûlé. Elle s'étrille parce que depuis toujours quelque chose d'infect revient sur elle, qu'elle ne finit pas de laver.
        Le reste de la journée passe en repos dans l'hôtel et son parc, quelques coups de téléphone, un peu de lecture, du sommeil encore à l'ombre des arbres, sur un banc. L'été scintille parmi les feuillages, c’est apaisant ; longtemps qu'elle ne s'est pas détendue de cette façon. Pas de quoi effacer les piliers de fumée dans le ciel, les foules sur les quais, l'acidité de la peur, mais enfin un peu de calme pour se reprendre, mettre les idées en ordre, penser à son travail, ce pour quoi elle est ici, à Malbec. Sa première résidence d'écrivain. Le processus existe encore quand toute la société paraît se déliter. Quelque part, des gens instruits ont dû considérer que c'était vital, contre l'avis de tous, ça ne va pas durer, les bonnes volontés, les actes amicaux, les choix de l'intelligence sont dénoncés chaque jour comme de la sensiblerie contre-productive. Un luxe, elle en est consciente, trois mois rémunérés pour ouvrir le chantier de son prochain livre, avec la promesse d'une publication soutenue par un éditeur prestigieux. Elle a pu grâce à cela, tirer un trait sur les ateliers d'écriture chronophages, les piges peu satisfaisantes et les interventions en milieu scolaire pour lesquelles, manifestement, elle n'est pas faite. Cette résidence à Terret, c'est l'opportunité inespérée de revenir à ce qu'elle pense savoir faire, sa seule fonction en ce monde : écrire. Dans la perspective de son travail, le lieu était essentiel. L'abbaye de Terret est une merveille architecturale et Syrrha avait pensé la construction de son roman en fonction de ce site. Elle se réjouissait d'y œuvrer dans la concentration, entourée d'autres artistes et écrivains. Il lui semble que plus rien de son projet ne tient maintenant. Mentalement, elle reprend ses notes, les intentions, les références, tout lui semble stérile sans l'architecture de l'abbaye, source de ce matériau. Tout est à repenser et Syrrha connaît un moment d'angoisse à ce constat. Elle ne se sent pas assez de force.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 2

     

    Terminus. La gare de Malbec au petit matin, vaste gueule vide. Je débarque lourde de fatigue et je traîne ma valise avec son tambour infernal de roulettes à travers le silence du hall, qu'importe, il n'y a personne, le roulement me fait exister après la dilution de mon corps dans la foule. Sur l'arrêt-minute dehors, il n'y a qu'une voiture ; une femme en talon, bras croisés, y appuie ses fesses. Elle est trop bien habillée pour une heure si neuve, silhouette faite au moule, longue chevelure châtain aux reflets cuivre. Face à ce scandale, je me sens encore plus sale et défaite. Avec la fatigue, ça me cloue sur place et le fracas des roulettes est coupé net. La fille approche. Sourire gaîné de rouge (non, vraiment. À quelle heure faut-il se lever pour s'habiller, se maquiller, se coiffer ainsi ? Je recense toutes les occasions de me faire belle au cours de ma vie, n'en relève aucune qui m'ait obligée à sortir du lit avant l'aube). La voici, c'est bien elle, Katrine Viognier. Merci d'avoir prévenu de votre retard. Mais de rien voyons, c'est l'incendie, en ce moment... Elle sait, oui oui, nous nous sommes doutés tout de suite que cela allait occasionner des soucis (des soucis ? : j'ai vu l'apocalypse !) Katrine soupire, ses cheveux de mannequin font un mouvement gracieux, elle ajoute je suis confuse mais il y a un autre problème. Je sens ma dernière pile d'énergie entamer sa descente, s'il y a encore un retard, une paperasse à régler ou quoi que ce soit, je ne réponds plus de mes nerfs. Katrine explique tandis qu'elle m'emmène à l'hôtel : l'abbaye de Terret où je devais être hébergée pendant trois mois vient d'être saccagée, les résidents accueillis là ont été pris à partie, molestés, un artiste étranger a même été tué. Les dégâts sont impressionnants, il n’est plus possible d'héberger qui que ce soit dans l'abbaye. Katrine est désolée, ça s'est passé dans la nuit ; elle vient de l'apprendre. Elle va trouver une solution mais en attendant ce sera l'hôtel. Je ne dis rien, ou une phrase affectée qui semble s'extraire de ma gorge avec une lenteur de cloporte, je me laisse guider sans rien penser, vidée. J'aurai des émotions plus tard, de la peur et de la pitié pour cet artiste qui s'est fait tuer. Mais d'abord, dormir.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 1

         Du livre, surgit l'image d'un train. L'histoire qui commençait avec ce train. Le train grattait la nuit, filait couinant long sur la couture des rails. Il allait comme hier sans doute et toujours au même pareil, il allait mais il allait comme on décampe, la mort aux trousses, allait mais semblait fuir. À l'autre bout des rails, au cul, là-bas, des flammes grimpaient jusqu'aux étoiles. Par les vitres de la cabine, Syrrha regardait l'incendie couché sur la moitié de l'horizon. Ça faisait un coup de sabre dans les ténèbres, peau noire fendue sur des entrailles rouges. Dans les gares traversées, le train stoppait dans un cri fer contre fer – comme hier sans doute mais plus au même pareil : longtemps, trop longtemps – des réfugiés s'agglutinaient contre les portes, ça se tassait, ça gueulait, ça pleurait, l'angoisse poussait des remugles sous les narines. On avait d'abord accepté d'accueillir les fugitifs venus des régions les plus touchées et puis, le danger s'éloignant, la blessure au ventre de l'horizon là-bas réduite et mesurable d'une main, on repoussait à présent les foules épouvantées qui tentaient de se sauver du désastre – d'abord de la peur du désastre, de la peur panique que le feu déborde la blessure. Un service d'ordre contenait la cohue, des officiers hurlaient des consignes, les populations bâtées et sales – pas comme celles des premières villes, d'ocre et de fumée enduites, non : sales de frousse, bâtées de fringues jetées sur les épaules, de bouffe et d'objets pris en hâte – fonçaient en rugissant contre des barrières montées vite, ou contre des rangées d'uniformes. Depuis l'abri des voitures bondées, on voyait cette crue enfler, compacte, s'écraser contre les obstacles et refluer, toujours menaçante. Dans les gares suivantes le train ne s'arrêta plus du tout, les vitres crasseuses passaient devant des faces gommées par la vitesse.
        Syrrha était debout contre une fenêtre, parmi les hommes et les femmes muets de fatigue. Elle avait laissé sa place à un couple et leur nourrisson. Ils avaient eu des mots de reconnaissance, mais pas un sourire. À bout, à peine capables de parler, ils s'étaient effondrés sur la banquette. La femme son bébé contre elle, avait eu encore la force de vérifier l'agencement des couvertures autour du petit corps, et tous trois, créatures apeurées mimétiques, couleurs et odeurs d'exode prises au peuple du wagon, étaient tombés immédiatement dans le sommeil, soudés les uns aux autres. Et tout le peuple du wagon échangeait des regards insondables. Le train roulait, l'humanité serrée entre les plis de son armure, échappée hors d'haleine. Le train roulait. L'éclat de l'incendie s'affaiblissait là-bas, la plaie paraissait refermée ; on cherchait à le croire. Et puis le jour s'annonça sur le flanc opposé de la terre ; une autre clarté, pâle et limpide, qui redonnait espoir, et le train se précipitait vers ce sourire. À présent, les quais aperçus étaient déserts dans l'aube, les rues qu'on discernait n'étaient plus engorgées de panique. Une vie tranquille les animait. La catastrophe était loin. À l'arrêt suivant, les voitures se vidèrent d'un coup, sur un élan sans mot d'ordre, une décision tacite d'en finir là, aussi brusque et primitive que la peur qui avait aspiré cette foule quelques heures plus tôt. Ils descendirent, hébétés d'être si loin de chez eux, stupides à se demander, maintenant que le danger était passé, où aller, à qui s'adresser, que faire ? Syrrha n'était pas encore arrivée à destination et elle put s'asseoir à nouveau. Elle était éprouvée par l'accablement général dont elle avait été témoin et les heures passées debout, jambes engourdies par les spasmes du rail. Elle s'endormit jusqu'au terminus.