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Pieds nus sur les ronces - Page 2

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 26

    La journée passée, il revint à Syrrha une pensée qui l'avait traversée lorsqu'Alexandre avait avoué que son père avait vendu les tableaux. M. Cot avait-il des enfants ? Dans le prolongement de cette question, Syrrha tournait et retournait l'idée que Joël pourrait avoir été adopté légalement par Alexandre et donc être l'héritier de Malvoisie. Elle voulut s'en ouvrir auprès de Lucien et de Mina mais les débusqua tardivement, complètement absorbés par un arrivage énorme de victuailles et de bouteilles de vin. Elle croisa Arbane, elles discutèrent agréablement de choses et d'autres, mais elle n'eut pas les mots pour aborder la question. Dans la nuit, la mesquinerie de l'idée lui apparut entièrement et la retint de dormir un temps qu'elle crut ne jamais voir finir. Elle s'imaginait poser la question à table, elle imaginait la surprise d'Alexandre, celle de Joël ou d'Arbane. Elle voyait la scène se dérouler dans son demi-sommeil, cela se passait dans la salle à manger, elle posait cette fichue question de la façon la plus naturelle qui soit mais les gestes des convives s'arrêtaient, les visages échappaient à leurs contours habituels, il lui semblait qu'elle devait reprendre la question, et être contrainte de l'énoncer encore redoublait sa honte. Elle écoutait les réponses, les unes et les autres reprises en boucle dans l'insomnie, fondues à l'obscurité mais se frayant un passage pour lui parvenir avec netteté : « Pourquoi demandez-vous cela ? » Elle s'imaginait bredouillant, mal à l'aise. Quelle raison avait-elle d'être aussi indiscrète ? Que pouvait bien lui faire le statut familial des uns ou des autres ? Elle n'était pas là pour ça. Son éditeur faisait irruption dans la scène, imposait sa présence, la considérait avec sévérité. Cette enquête n'avait rien à voir avec la tâche qu'elle devait accomplir ici. Au fait, où en était-elle ? La scène recommençait, elle posait la question de toutes les manières croyait-elle mais toujours les mêmes mots revenaient à ses lèvres, les visages médusés de plus en plus désamarrés de leur aspect diurne se délitaient dans la nuit tandis que les réponses offusquées lui parvenaient cependant que ses arguments pour expliquer sa curiosité devenaient plus pertinents, plus crédibles, mais toujours, alors qu'elle était presque parvenue à convaincre, l'éditeur intervenait pour la rappeler sèchement à son devoir d'écrivain. Elle abandonnait, tentait de se concentrer sur autre chose, sur son roman, sur l'écriture, sur l'idée d'écrire mais très vite la scène construite par son imagination revenait, prenait texture et puissance, jouait l'éternel dialogue à la façon d'un disque rayé, c'était insupportable, penser à autre chose, mais la voici à nouveau, elle posait la question, les convives la fixaient d'abord silencieusement, plus ou moins nombreux à chaque représentation, puis leurs réponses se déversaient d'un coup, et elle cherchait une bonne raison pour avoir posé cette question, puis tout recommençait. Une démangeaison infernale. Syrrha finit par se lever. L'atmosphère dans sa chambre était lourde, la fenêtre ouverte n'apportait pas de fraîcheur. Il n'était pas vingt-trois heures. Sans doute, peu de résidents dormaient-ils à cette heure. Si elle descendait, elle rencontrerait forcément l'un d'eux. Il lui fallait une présence, quelqu'un à qui parler d'autre chose. Se débarrasser de cette écharde insignifiante qui ruinait son sommeil.
        Elle emprunta l'escalier, fit le trajet jusqu'au hall en notant combien tout cela lui était devenu si rapidement coutumier et comment les distances variaient en fonction de son humeur. Au bas des marches, pieds nus au bon contact froid du marbre, elle perçut le vrombissement caractéristique du fauteuil roulant d'Alexandre. Il jaillit du couloir comme un diable de sa boîte. Le vieillard était en pyjama et sa machine était lancée à toute vitesse à travers le hall démesuré. « Suivez-moi » dit-il à Syrrha et d'ailleurs toute la maisonnée le suivait, accélérait le pas pour rester au plus près. Arbane en chemise de nuit, Joël en débardeur et en short. Il avait un air égaré, cheveux en bataille. Syrrha pensa qu'il venait d'être réveillé en sursaut. Elle aurait dû le voir dans l'escalier, descendre devant elle. Et puis elle comprit qu'il venait de la bibliothèque et qu'il s'était assoupi sur ses cahiers. « Que se passe-t-il ? » mais personne ne répondit à Syrrha. Le groupe se resserra autour d'Alexandre quand il stoppa sa machine devant une fenêtre, une des hautes fenêtres qui donnent sur l'allée centrale. Elle était avec eux, inquiète de leur silence et surtout de la peur qui suintait de chaque geste. Arbane tira le rideau qui masquait la fenêtre et un halo de couleur rouille les enveloppa aussitôt. Ils étaient figés, Alexandre bredouilla quelque chose, une parole navrée. Là-bas, mais très loin, aux limites invisibles de l'horizon, une lueur rousse mouillait le ciel depuis la terre, montait au ralenti dans les ténèbres sans toutefois les repousser, les imbibait à la manière d'une argile rouge diluée dans une flaque noire. Joël hochait la tête, il acquiesçait à une question posée à l'intime depuis longtemps. C'était loin. Malvoisie était hors d'atteinte. Syrrha suffoquait, elle espérait une phrase de réconfort. Arbane lâcha : « nous y voici » et ce fut comme une gifle. Indignée, effrayée, Syrrha cria plus aigu et plus fort qu'elle aurait voulu : « Pourquoi dites-vous ça ? » Arbane la considéra, interloquée, « allons... » lui dit-elle pour l'apaiser, mais Syrrha s'énervait, les larmes montaient : « Mais ça ne va plus, ici, ma parole, vous êtes tous cinglés, hein ? » Les flammes paraissaient s'épuiser puis un regain soudain les envoyait à l'assaut de la nuit. Arbane tenta de saisir son bras « Calmez-vous, Syrrha, voyons, nous n'avons rien à craindre pour l'instant. » Pour l'instant ? Combien on est ici, hein ? Je veux dire : il y a combien de personnes dans ce foutu château, à attendre que l'incendie les dévore ? Et vous restez là derrière la fenêtre, tranquilles, à vous dire que de toute façon... Nous y voici ! Nous y sommes, c'est ça ? Alors c'est comme ça, juste : Nous y voici et puis hop, l'incendie et on se fout du reste ? Arbane conservait un calme effrayant : « Vous ne savez plus ce que vous dites, il ne faut pas avoir peur. » Syrrha croisa les bras, les serra fort contre elle pour comprimer des sanglots qui la secouaient, imposer qu'ils restent confinés au fond de sa poitrine. Elle retint sa respiration, se contint, remisa par la force toutes les larmes et les peurs, le vertige qui la saisissait parfois dans ces moments critiques, l'énervement qui déformait les choses, elle hocha la tête plusieurs fois brusquement et ravala ses larmes. Joël s'était approché d'elle, compatissant et sincère, il ne pouvait rien dire, mais son regard avait assez de bienveillance pour nourrir le courage de Syrrha. Elle aussi muette, fit signe de l'excuser, qu'elle se calmait. Alexandre désigna des nuances perceptibles au cœur du halo, ça va tourner, ce n'est pas encore pour nous. Il y aura un répit. « De toutes façons... » commença Joël sur un ton sinistre, mais sa phrase resta en suspens.

     

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 25

     

         J'ai demandé à Alexandre qui était Ossian, hier soir. Je n'ai pas pu évoquer les voix dans le couloir, je ne m'en sentais pas le droit. Il m'aurait paru trahir un secret, comme dénoncer un clandestin. J'avais rejoint Alexandre dans sa bibliothèque avec l'intention d'y travailler, sans m'inquiéter de la présence possible de Joël. L'écriture me confère indirectement une protection, une aura, je me sens plus forte quand je suis lancée et puis j'admets que je change d'opinion sur Klevner, il ne m'est plus aussi incompréhensible. Hier soir, j'étais débarrassée de mes images cernées de pastilles noires, celles qui apparaissent quand je fais face au miroir et que je m'y obsède maladivement en répétant mon nom jusqu'au contresens, à la négation. J'étais bien. Peut-être parce que tout était soulagé dans les lignes sur le papier. C'est un raccourci : l'écriture n'est pas un défouloir. Pas seulement. J'exulte parfois par son biais, mais ce n'est qu'une amorce, le début ; ensuite, tout cela est élaboré, traduit, repris, retouché. Je ne me soigne pas par l'écrit, je ne fais pas de psychanalyse par l'écriture, je n'exorcise rien ainsi. Ou quand il m'est arrivé de le faire (j'admets que c'est arrivé), ce n'était pas très bon, une amorce disais-je, un prétexte pour projeter quelque chose de plus riche. Comme Francis Ponge décrivant un bosquet d'arbres et reprenant l'image jusqu'à ce qu'elle produise quelque chose, une musique intelligente. Donc, j'étais bien, sereine, j'avais replié entre les pages le pénible épisode de la dispute derrière la cloison.
        Qui est Ossian ? Alexandre a d'abord froncé les sourcils, intrigué, pourquoi cette question ? J'ai expliqué mon exploration méthodique, l'étage, la remise et ses cadres. Il n'a pas paru fâché. Perplexe, vaguement réprobateur peut-être, mais pas fâché. Il a soupiré, parcouru du regard les rayonnages comme s'il devait se raccrocher à la présence d'un ouvrage où il savait que le sujet était abordé pour en extraire, par la réminiscence de sa lecture, le savoir qu'il en avait retiré jadis. Mais tout est dans sa tête. C'est un faux littéraire, m'a-t-il dit. La presque totalité de l'intelligentsia de l'époque a avalé la mixture. L'époque, quelle époque ? (Il faut bien avouer ses lacunes). Le XVIIIe siècle. Ossian est – ou aurait été plus exactement – un barde écossais, auteur de nombreux écrits. Un poète anglais, un nommé McPherson, les a publiés. C'est une grande mythologie ronflante, que peu de gens ont lue depuis. (Alexandre a eu son sourire d'elfe) C'est assez insupportable. Et ce n'est qu'une invention de l'écrivain qui a dit avoir traduit cette saga telle quelle de l'ancien gaélique, ce fameux McPherson. Aujourd'hui, Ossian n'a droit qu'à quelques lignes dans les anthologies littéraires alors que son influence fut énorme. Une des lectures favorites de Napoléon qui l'a même fait intégrer à certains tableaux dédiés à sa gloire et à la gloire de la nation. On peut dire que d'une certaine façon, l'ossianisme a accouché du romantisme. Tout ce fatras enraciné, le goût des légendes, du folklore druidique, barde et compagnie, l'exaltation du passé gaulois ou germanique. Vous voyez où cela a pu nous entraîner, n'est-ce pas ? Je ne sais pas si les livres influencent vraiment mais enfin, quand on écrit, et surtout quand on écrit pour de mauvaises raisons, il faut se méfier. La littérature n’est pas un artefact anodin. C'est une célébration de la pensée. Cela produit des effets quand le livre rencontre une opinion qui ne demande qu'à se l'approprier. Probablement, McPherson avait besoin d'un succès éditorial. Il l'a eu. L'Europe avait besoin d'une mythologie ; il la lui a offerte. Beaucoup d'écrivains et de poètes lui rendirent hommage, on le compara à Homère ! Mon bon Homère... Aurais-je été dupe moi aussi ? J'aurais bêlé d'admiration, comme les autres. Nous sommes les produits de notre temps. La problématique du faux, fausse charte, faux manuscrit ou faux tableau, est fascinante. Hors les anecdotes piquantes sur des faux célèbres, reste le problème de la beauté. Toute œuvre est davantage l'idée que nous nous en faisons, que la perception de sa valeur esthétique réelle. Nous sommes des êtres de discours, avant tout. La beauté est rhétorique, elle n'existe peut-être pas tant que nous ne l'intellectualisons pas (j'essaye de rassembler et de restituer les idées d'Alexandre là-dessus, j'ai perdu des détails, mais je crois que c'était là l'essentiel). Ah oui : il a aussi parlé de Néfertiti. « Nous sommes également éblouis par la beauté du buste de Néfertiti, et nous écartons comme de mauvais rêves les experts qui ont décrété qu'il s'agissait d'un faux. C’est impossible puisque c'est beau ! Dans le cas d'Ossian, ce n’est même pas beau, en tout cas, ça ne peut plus le paraître objectivement (l'objectivité de notre temps, qui n'a plus besoin d'Ossian). Mais le XVIIIe avait besoin de ce récit fondateur. Il y a eu tant d'histoires de ce genre. Les faux carnets d'Hitler, les faux savoureux de Vrain-Lucas pour le savant Chasles aveuglé par son patriotisme, le faux manuscrit mexicain confié à l'abbé Domenech et qui se révéla être une série de dessins maniaques produits par un obsédé sexuel, un faux Rimbaud, La Chasse spirituelle, qu'André Breton démolit finement alors qu'il faisait l'admiration de certains spécialistes du poète. » Il allait me citer d'autres exemples, je le voyais bien parti pour ça. Je l'ai interrompu.
        Et le tableau ? j'ai demandé. Le cartouche était celui d'un tableau intitulé : Ossian chante les vieux rois. Peut-être qu'il s'agissait encore d'un trompe-l’œil, un décor pour un film ? Alexandre a inspiré profondément. La question sur le tableau l'ennuyait. Un détail. Il a commencé à dire qu'il ne savait plus et puis, comme je ne disais rien et continuais de le fixer (en fait, je ne patientais pas, il me semblait qu'on allait passer à autre chose), il a maugréé, fait un geste résigné, et dit comme s'il avouait une faute personnelle ou dont la honte devait entacher son souvenir pour des générations : « Ils ont été vendus par mon père à un peintre qui cherchait des toiles de grands formats. Selon lui ça ne valait rien, ils étaient très abîmés, personne n'en voulait, les musées contactés renâclaient. Personnellement, je ne les ai jamais vus. » Alexandre a poursuivi là-dessus en me faisant valoir que c'était une preuve de plus qu'une œuvre parle d'un temps, n'a de valeur que dans ce temps. Bien sûr, elle peut constituer un témoignage et on peut la conserver à ce titre. Mais dans le cas des tableaux de Malvoisie, les restaurer auraient demandé des moyens disproportionnés. J'ai répondu « Il faut espérer que le peintre qui les a achetés en a fait quelque chose de valable. » Alexandre a souri comme j'aime. Il a émis un petit hoquet de rire, a ajouté que, de toutes façons, des toiles de ce format encombraient les murs et auraient empêché de mettre des livres, « tout est bien comme ça ». Et puis il est retourné sans autre commentaire à ses bouquins. J'ai fait de même, me suis installée au bout de la table face à lui, et j'ai travaillé toute la journée.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 24

     

         L'écriture avançait de façon continue, de façon obsessionnelle surtout, ce qui est pour Syrrha le signe patent qu'un livre est en train de naître. Sur l'unique téléphone de Malvoisie, Syrrha a pu appeler Katrine pour lui annoncer que cette-fois elle y était. Katrine n'a pas compris, vous y êtes... ? J'écris, voyons, j'écris, j'y suis, je suis dans l'écriture. Katrine était contente, pas tant que ça en réalité, moins que Syrrah ne l'aurait cru, moins qu'elle ne se l'était imaginé, que s'était-elle imaginé ? Elle réfléchit après avoir raccroché : Katrine n'était pas impliquée dans les suites éditoriales de la résidence d'écrivain, seulement dans l'organisation de l'accueil, le reste ne l'intéressait pas. Elle demanda tout de même si l'auteure n'avait besoin de rien, si tout allait bien « à part ça ». Syrrha la remercia, elle avait tout ce qui lui fallait, la preuve : l'écriture était revenue. Katrine la félicita, plus chaleureusement enfin, elle était fière que son intuition ait été la bonne. Syrrha la remercia pour cela. Elle mentait sans y prendre garde : fondamentalement, les lieux n'avaient rien à voir avec sa soudaine inspiration. De la même façon sans doute que l'élaboration du plan du château ou le système scrupuleusement mis en place autour de l'abbaye de Terret étaient des leurres. Il s'était agi dans les deux cas de méditer sur les potentialités d'une idée et pas tellement sur le lieu lui-même ou son originalité supposée. Il s'était agi de saisir le prétexte d'une réflexion et de la mener par certains moyens au plus loin, c’est-à-dire au plus proche de la littérature. C'est de cette réflexion concentrée qu'était né le récit, que naissaient tous les récits. Pas de conte ou d'épopée, pas de nouvelle ou de grande saga, aucun mythe, aucune fiction, aucune description du réel même, sans le filtre sophistiqué de la méditation. Pour que Syrrha se sente entraînée dans le cône de la méditation, y précipite ses pensées pour en extraire l'essence, là bas au final, il lui était nécessaire de s'adonner au rite secret du temps de la réflexion, du retour sur soi, et cette phase du travail s'exerçait sans conscience d'elle-même dans le cadre subtil d'un sujet où se projeter. Architecture, mouvement d'un sentiment, rêve visité, opinion sur une cause, accident historique, souvenir d'un autre, il y avait pléthore, et chaque était le prétexte d'une prospective de la fiction. La fiction  – ou pas seulement la fiction : la sublimation du vécu par l'exercice littéraire – naissait de là. Terret avait été l'un de ces objets, Malvoisie avait surgi à son tour dans son apparence dérangeante, les deux furent l'occasion d'une méditation. Rien d'autre. Les sujets étaient les mêmes, les obsessions ne se déformaient qu'à peine sous l'influence de tels objets, pas plus que la lumière en périphérie d'un astre médiocrement massif. Il aurait fallu un trou noir, une attractivité totale, pour que la production de Syrrha change de paradigme. Il aurait fallu qu'elle ne soit pas Syrrha pour que ses récits soient mobilisés par d'autres émotions, d'autres vérités. Elle était Syrrha, avec son bagage de Syrrha, son enfance et ses expériences de Syrrha, et aucune abbaye, aucun château ne déplacerait jamais assez ses intérêts pour inspirer autre chose que les récits en germe, natifs, obsédants et irréductibles enracinés dans l'existence de Syrrha. Elle avait de cela une conscience confuse, laissée en friche quelque part. L'idée ne lui en était pas désagréable, mais l'examiner lui semblait inutile. Elle le pensait sans y penser. De plus, il faut considérer que la méditation chez elle se cristallisait dans l'écriture. C'est dans l'acte d'écrire que se produisait l'alchimie, la concentration nécessaire au prolongement des idées. Écrire lui permettait d'approfondir la réflexion qui mène à la littérature. Syrrha n'était pas la première à s'apercevoir que ce qu'elle écrivait était parfois plus pertinent que ce que son intelligence, sans cet exercice, lui aurait permis. La bénédiction de la pensée longue, de la phrase qu'on soumet au travail sans hâte, le travail qui anoblit la rusticité du premier jet.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 23

     

         Dehors, dedans, enfermée dans le vide qui me sert de monde où danser, je roule comme au creux, lovée dans une cavité ronde, l'échine arquée, blottie en position fœtale et je ne sais qu'une chose des hommes qui m'entourent. Une menace. Pour savoir et m'oublier, prendre les devants, être ailleurs et me projeter, comme enfant quand j'étais, enfant quand j'étais seule, seule à la maison, je m'évadais, ou plus si jeune, plus enfant, déjà adolescente, petite femelle avec tout le bazar qui se met en route quand on est ce modèle réduit de femme, je me mettais face au miroir, un miroir n'importe lequel pourvu que je sois seule, le miroir de la salle de bains de mes parents fonctionnait mieux que les autres avec sa surface qui m'englobait des cheveux à la poitrine, avec tout autour ses échos de faïence froide, un miroir donc, et j'entrais, fascinée, dans ce creux préparé par moi, concentrée sur la face plaquée contre le reflet. La petite femme, là, tellement exactement moi, me fixait de ses yeux durs, je la défiais, l'invoquais, je lui répétais mon nom obstinément, à voix haute tout le temps, sans m'arrêter très vite très vite, elle répétait pareil, disait comme moi au même moment mon nom dans le même mouvement de lèvres, disait mon nom et mon nom et mon nom et mon nom Syrrha des milliers de fois, des milliers de fois, Syrrha Syrrah et moi dans le miroir engourdi et elle face à moi à travers le tain du miroir, derrière la vitre enflait enflait, prenait une densité, une compacité un relief une vérité plus vraie que moi, sa face ma face prenait tout l'air dévorait tout, devenait une paroi magnétique et la clarté et les échos de faïence s'estompaient à la périphérie du visage, un nimbe obscur se formait aux limites de ma vision et d'un coup sans prévenir tout s'inversait, c'était la grande apnée, le grand plongeon, la grande trouille, soudain elle dans le miroir me regardait. Elle ! et moi je n'étais plus moi, enfin j'étais soudain le reflet, c’est mon reflet qui me regardait, mon reflet qui fixait mon spectre et cela me causait un tel frisson que je défaillais, je gémissais de la peur affreuse de m'être sentie soudain arrachée à moi, sortie de mon corps et déplacée face à moi face à ce visage dépouillé d'âme qui n'était qu'une découpe, un portrait une photo sans vie. C'était une expérience horrible et fascinante. Tellement fascinante que je ne pouvais m'empêcher de faire une nouvelle tentative quelques jours plus tard, malgré la peur au ventre, goûtant par avance l'odieux délice de ce vertige. C’est comme ça que j'ai compris que je pouvais plonger dans la folie et en revenir à volonté, j'en avais le subtil moyen, j'avais le viatique, je possédais le philtre. J'ai écrit ça, il fallait que j'écrive ça, il fallait que je trouve les mots pour me raconter ça et parvenir à me rendre l'expérience intelligible et c’est comme ça que je suis devenue écrivain. Voilà. Alors à partir de ce reflet, quand tout se mêle et se raidit, quand c'est dans la tête l'exacte disposition, la géométrie du cerveau en place pareil, quand je m'éparpille et ne me reconnais plus, quand je suis à côté de moi, je sais que le reflet est revenu, a inversé les choses, je me suis vautrée une nouvelle fois dans cette absence, ce mal qui me tord les tripes et m'assourdit. J'ai entendu les cris, je suis revenue dans la chambre dans un laps de temps écrasé, je me suis assise sur le lit, j'ai reconsidéré ce qui venait de se dérouler, j'ai recomposé ma descente affolée dans l'escalier, j'ai reconstitué le déroulement des secondes entre les cris et la porte de ma chambre. Je me suis dédoublée, dedans dehors, j'ai eu peur, j'ai rappelé le reflet à moi, l'ai tracté entre les filets de ma peur, l'ai ramené de force, haletante, terrorisée. Et j'ai envie d'appeler ma mère et je renonce, et je reprends le papier un stylo et je plonge. J'écris. J'écris, tout vient. Ce n'est pas que j'ai besoin d'être perturbée ou en crise ou en transe pour écrire n'allez pas croire, mais cela donne parfois une vitesse, une accélération bienvenue et le reste débarque aux mêmes amarres, suit l'ivresse, chavire, déferle. Et ce n’est plus de l'angoisse qui se délivre et justifie l'acte, mais de la raison qui savoure, de la logique qui s'amuse, revient, travaille, refouille et enfin équilibre ce que la jubilation, la peur et l'élan ont abandonné à la clarté de la pensée, sur le quai. L'écriture est une colère qu'on apaise pour en faire entendre le sens, pas les cris.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 22

     

           Et dans l'obscurité, Syrrha immobile et indécise. Les sons là-bas ne se déplaçaient pas. Au moins, on ne venait pas dans sa direction. Elle tentait de se raisonner, mais l'incongruité de sa présence ici lui faisait imaginer, si on la surprenait là, l'embarras qui serait le sien. Une humiliation qu'elle espérait bien s'épargner. Elle se savait incapable de dire les choses avec humour et simplicité, comme elles l'auraient méritées « je suis nulle, vraiment, j'ai eu envie d'explorer l'étage, et me voici toute bête, en train de me cacher comme une petite fille », de prendre tout cela avec distance. Elle se calma en pensant que ce devait être Mina ou Lucien, en train de ranger quelque chose. Le courant passait bien entre eux, elle pourrait se permettre de les saluer. Elle avait d'ailleurs confié à Lucien son envie d'explorer le grenier, pourquoi pas un étage ? Elle ne faisait rien de mal. Syrrha commença à s'apaiser, elle serrait dans son poing moite le calepin où elle notait la disposition des lieux. Au besoin, elle pouvait le montrer : « J'explore, c’est pour mon roman, je prends des notes ». C'était vrai. Aucun problème au fond. La voix alors s'éleva sur un éclat plus net. Soulagée, Syrrha reconnut le timbre de Mina. Elle s'avança dans l'ombre sans plus de précaution en l'appelant : « Mina, c’est vous ? » sans provoquer de réponse. L'obscurité générait une rumeur compacte, enveloppante, qui neutralisait jusqu'aux formes et aux odeurs. Elle n'entendait plus la voix, aucun mot même confus, mais toujours ces frottements légers, un tissu qu'on manipule, peut-être un crissement métallique, une torsion. Puis il y eut un gémissement, un silence, et une sorte d'appel sourd. Syrrah suspendit son pas : « Mina ? » Cœur battant, mâchoire paralysée, haletante, elle cessa de bouger, maintenant que ses yeux s'étaient habitués à l'obscurité, elle devina face à elle le rectangle grisâtre d'une porte, ouverte sur le couloir à l'inverse des précédentes qui basculaient à l'intérieur des pièces, créant ainsi une rupture dans la perspective. Et sur cet écran incertain, se devinait à présent une ombre portée à peine plus dense, projetée ensuite sur la lie des murs et du sol par une source débile depuis un renfoncement dont Syrrha ne pouvait encore rien savoir. Elle avança dans un état de fascination, comme dépouillée de chair, manipulée et poussée vers l'avant par une force magnétique. Mina ? Elle cria Mina cette fois, ressentit un horrible frisson en réalisant que personne ne lui répondait mais que quelqu'un était là, là, à quelques mètres à peine, dans la pièce, la pièce maintenant qu'elle allait découvrir, puisque d'un pas elle franchissait l'axe de la porte, se trouvait face à l'ouverture. Mina ? Il n'y avait rien. La pièce était vide, mais une lucarne sale donnait un peu de clarté. Un rouleau de carton posé contre la vitre projetait la silhouette qui l'avait abusée. Cependant, les bruits ? Car elle entendait toujours ce qu'elle pouvait déterminer maintenant comme un échange entre deux ou peut-être trois personnes. Elle n'était plus si certaine de reconnaître la voix de Mina mais il s'agissait de tessitures féminines. La discussion s'était apparemment apaisée et les échanges étaient moins nets, elle avait plus de mal à les percevoir. Certains bruits, des craquements, un meuble qu'on traîne, traversaient l'obstacle de la cloison. C'était là, tout près. Un autre appartement sans doute. D'autres résidents ? Elle songea enfin qu'elle ignorait où habitait Arbane. Mentalement, elle recoupa sa reconnaissance des lieux avec son plan de l'étage inférieur. Elle supposa se trouver au delà du croisement du fût et de la traverse du T, l'amorce du montant de la croix que la rotonde interrompait, à l'étage en dessous. Ici, le couloir se poursuivait une dizaine de mètres, puis il était muré. Elle s'apprêtait à rebrousser chemin quand une voix de femme perça nettement le mur, c'était un cri excédé, les mots étaient clairs à présent « Tu me fais chier, tu me fais chier, je vais te tuer hein, je vais te tuer ! » C'était la voix d'Arbane, sans nul doute. L'autre voix, féminine aussi, gémit tandis qu'Arbane continuait de déverser sa haine, le gémissement devint pleurs et hoquet, Arbane hurlait, et une autre voix encore, encore une voix de femme, s'interposait « Arrête, arrête ! », et Arbane stoppa en effet, ne subsista que le gémissement, la plainte angoissante. Maintenant, les phrases étaient éteintes, à nouveau murées derrière la cloison, diluées. Diluées mais tenaces dans le souvenir de Syrrha, des paroles de larmes et de soulagement après la peur, quand la gorge serrée n'en peut plus, serre à étouffer, qu'on croit mourir asphyxiée de trop de chagrin. Elle avait reconnu les cris des chambres et des cuisines, des soirs domestiques où les malheurs se traitent à l'intime, entre adversaires redevenus complices pour que personne ne sache. Le corps de Syrrha malgré elle bascula vers l'avant, vers la scène, comme à travers les ondes malpropres du miroir de son enfance, au creux de la face qui s'étonnait de vivre, elle bascula et se sentit soudain refluer dans le noir, aspirée en arrière dans le couloir et revenir précipitée sur des rails à la vitesse d'un météore au seuil de sa chambre à travers la cloison. Dans la chambre, mais aussi devant la porte au dessus, dehors, sur le seuil à écouter les cris, dans la chambre sur le lit à penser cet instant, dehors à perdre haleine, percutée par les « je vais te tuer » d'Arbane, dans la chambre, recluse, apeurée, indécise. Dehors, dedans.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 21

         Au dessus de ma chambre, il y a un étage d'où part un escalier plus étroit et plus fruste qui mène aux combles. Les combles sont vastes, un grand squelette sonore et poussiéreux, cage thoracique soulevée haut par la carène d'une charpente complexe. Il y fait très chaud, très sombre. J'y respire mal. Postée sur le seuil, je distingue bien des recoins, des cloisons maigres et récentes qui sectionnent l'espace, mais je n'ai guère envie de m'aventurer jusque là. J'ai emprunté à Lucien une puissante lampe torche, mais à l'annonce de mon projet, il m'a conseillé de l'attendre, parce que certaines zones sont dépourvues de plancher. Il faut alors enjamber les interstices de solive à solive. Si on loupe cet appui, on pose le pied sur un briquetage ou de minces lambris qu'on risque de crever, direction l'étage du dessous. C'est mortellement dangereux. Cet interdit n'est pas un problème pour moi : j'ai réalisé que les combles inexplorées du château équivalent à la galerie haute, le triforium de l'abbaye, dans mon premier dispositif romanesque. C’est le lieu de l'indicible et du secret que je veux conserver tel car ne rien savoir des combles me permet un parallèle inattendu avec mon ancien projet. J'ai espéré alors pouvoir multiplier les correspondances entre Malvoisie et Terret, comme Alexandre tente des effets de miroir entre L'Iliade et L'Odyssée, mais j'y ai renoncé. Il me semble que ce serait par trop factice. Malvoisie est capable de m'apporter autre chose. Donc, sans projet de raccorder avec la structure dramatique de mon ancien livre, je me suis contentée d'aller explorer l'étage au dessus du mien.
        Le palier est moins décoré que celui de mon étage. Les carreaux au sol y sont dépourvus de motifs, il n'y a pas de boiseries contre les murs et la verrière en vitrail des étages inférieurs a laissé place à une modeste fenêtre. Je suis entrée dans le couloir qui s'ouvre là. C'est le domaine de Klevner, là où il dort et travaille, le plus loin possible de l'activité des autres. J'avais vérifié avant de monter que Joël travaillait dans la bibliothèque, en bas ; malgré tout je marchais sur la pointe des pieds, cœur battant. Une gamine qui entre seule dans un lieu tabou et frémit d'être prise en faute. Des appliques vieillottes donnaient une lumière chétive, à peine distincte de la peinture fanée. Le ménage n'était pas fait ou de façon négligée, le sol était cendreux et taché. Cependant, le parquet craquait par endroits, je marchais le plus près des murs où j'avais remarqué que les lattes jouaient moins. La première porte sur ma droite était fermée. J'ai noté sur mon calepin une dimension approximative et suis passée à la porte d'en face, fermée elle aussi. J'ai avancé encore, avec la sensation régressive de qui s'aventure dans un lieu interdit, ventre noué. Enfin une autre porte. J'ai vu que la poignée en laiton était lustrée par l'usage, et l'interrupteur – qui fait un va-et-vient pour allumer le couloir d'ici – noirci en périphérie. Sûre d'avoir découvert la chambre de Klevner, j'ai manœuvré la poignée, la gâche s'est rétractée sur un bruit sec, la porte s'est ouverte. Je regardais dans le couloir de tous côtés. Réflexe idiot, comme si Klevner pouvait surgir brusquement sans que je l'entende approcher, sans que je perçoive ses pas dans l'escalier, la porte du couloir, le parquet qui gémit. Non, j'étais tranquille. Tout de même, je calculais le temps qu'il me faudrait pour que, l'écoutant franchir les dernières marches sur le palier, je puisse sortir de la chambre, refermer, me trouver dans le couloir avec une bonne explication de ma présence ici. Prudemment, j'ai poussé plus loin la porte. Une fenêtre face à moi distribuait un peu de jour, voilé par un drapé de tulle gris, fossilisé de crasse. Impression d'étrangeté, de tristesse. Une chambre qui ressemble à la mienne, les dimensions sont les mêmes, j'ai pensé qu'elle pouvait être élevée à partir des mêmes murs porteurs, qu'elles étaient à l'aplomb l'une de l'autre. Il y avait un bureau, plus modeste que celui en ronce de noyer de ma chambre, pas d'ordinateur, et le plafond est moins haut. Quelque chose n'allait pas. Un grand lit mais dépourvu de draps, une bibliothèque vide, ce qui est unique à Malvoisie. Des tapis usés par terre. Un fauteuil de velours cramoisi pareillement défraîchi, bras élimés. De la poussière partout. J'ai actionné l'interrupteur de la chambre et rien ne s'est passé. J'ai remarqué alors qu'un fil électrique pendait, décapité, au centre du plafond. Cette chambre n'est pas utilisée depuis longtemps. Le fauteuil, peut-être, avec son velours lustré et sa toile déchirée sur de la paille effrangée, accueillait-il de temps à autre quelque méditation, tout le reste semblait éteint et inerte. Je revins au couloir et fermai délicatement la porte. Plus loin, d'autres portes condamnées, une pièce enfin dont la porte voilée restait entrebâillée, inamovible, comme fichée dans le parquet. J'entrai. C'était une salle encombrée de meubles réformés, empilés dans tous les sens sans précaution et sans protection, et contre un mur, un amoncellement de cadres démontés. D'épaisses moulures aux ors ternis, de gros segments déboîtés et rangés en faisceaux, encordés par paquets, certains abandonnés à la poussière, d'autres enveloppés de tissus noircis, posés en diagonale contre un mur ou au sol à l'horizontale pour les plus grands. Sur l'un des montants laissés à nu, il y avait un cartouche. Je dégageai la pellicule opaque et trouvai le titre d'un des tableaux disparus que le cadre protégeait : « Ossian chante les vieux... ». Je crois que le dernier mot est « rois ». Ossian chante les vieux rois. Je ne sais pas qui est Ossian, il faudra que je demande à Alexandre ou que je fouille dans sa bibliothèque puisqu'il n'y a pas d'internet ici. Sans avoir l'air d'y toucher : je n'ai pas envie de lui dire que je fouille sa maison.
        Face à cette grande remise, il y avait une porte plus large, de belle facture, avec un paillasson. C'est là, je me suis dit. La chambre de Klevner. J'allais saisir le loquet quand j'ai entendu un bruit, un froissement d'étoffe, et quelque chose qu'on déplace. J'ai eu un coup au cœur. Ensuite, j'ai réalisé que c'était trop lointain pour provenir de cette pièce. Le bruit s'est répété, accompagné de frottements indistincts et d'un craquement de parquet et d'une voix humaine. Je ne pouvais pas rebrousser chemin sans déclencher un concert de grincements. Et puis la peur me paralysait. Les bruits venaient, toujours également assourdis, de l'extrémité du couloir opposée à celle du palier, une partie dépourvue d'appliques, refoulée dans l'obscurité.

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    Pieds nus sur les ronces - 20

     

       Être lucide ne changeait rien pour Syrrha. Cela n'empêchait pas le rêve et l'excitation, la science factice des rapports en société, et tous les leurres par lesquels elle travestissait sa propre nature. La lucidité rendait seulement l'exercice de la tromperie plus navrant, parce qu'il lui était immédiatement et intégralement lisible. Ainsi, elle maquillait sa peur de déplaire à Joël Klevner par les artifices pourtant peu valorisants du mépris, de l'amertume, de la jalousie même. Ainsi, elle transformait le bref désir lesbien qu'elle avait pu ressentir, en une avidité purement cérébrale de la lecture du visage de l'infirmière dans l'hypothèse farfelue qu'elle y devinerait les stigmates de la soirée passée. Elle avait conscience de tout cela : hantise d'être méjugée en tant qu'auteure, sensualité où se confirmait sa bisexualité. L'obstination avec laquelle elle arrangeait des masques sur ses remuements premiers, contribuait à la désespérer. Surtout parce que, les percevant clairement, leur utilité pour son confort était douteuse. Lorsque Klevner avait conclu la conversation par son interrogation sur l'intérêt d'être lu, Syrrha avait été tenté d'admettre que c'était une bonne une terrible question, mais que la réponse qu'on aurait pu lui apporter n'aurait rien résolu. Elle avait en tête une idée selon laquelle on n’est jamais lu que par les lecteurs qui ont besoin de vous lire, ce besoin fut-il inconscient, mais l'infirmière ouvrit la porte à cet instant et ce germe d'idée disparut à jamais. L'infirmière salua les deux écrivains, bizarrement installés côté à côte sur les premières marches de l'escalier, et sans s'attarder se dirigea vers la gauche, une aile que Syrrha n'avait pas explorée et où se trouvait l'appartement d'Alexandre.
        Syrrha avait été happée par l'apparition du visage tant attendu, cette fois sans maquillage, sans apprêts sans atours, une figure reprise par la préoccupation du métier ; libérée cependant, décorsetée pourrait-on dire. L'infirmière offrit son profil et passa devant eux, jambes rapides, torse droit, élan à peine contrarié par le poids de sa mallette. Elle passa sourire aux lèvres crues, baissa le menton, gênée qu'on la scrute. Vision fugace, décevante pour Syrrha qui en avait espéré une révélation. « Je retourne travailler » avait renchéri Klevner en se redressant, comme pour appuyer la césure, briser le charme éventuel du moment, si d'aventure il s'était prolongé. Syrrha en fut encore irritée, ce qui la retint de s'exclamer « Moi aussi », confidence qui lui aurait paru infantile après l'énoncé de Joël. On n'imite pas les décisions des autres. Elle avait envie d'écrire pourtant, dès qu'elle fut seule se précipita dans les étages à la rencontre de sa chambre, de son bureau. Poussant la porte, installée devant son clavier, reprenant ses notes, elle eut le bonheur de retrouver l'élan du matin, et put écrire effectivement jusqu'au repas de milieu de journée, un peu décalé à cause du retard que toute la maisonnée avait pris, suite à la soirée de la veille.
        Tout le monde était, là, agréable, détendu. Alexandre évoquant sa correspondance avec un spécialiste de l'hexamètre, Arbane cherchant à le convaincre d'embaucher une personne de plus pour l'entretien du domaine, Joël évoquant la fatigue qui le saisissait parfois, à la perspective d'escalader tous ces étages pour atteindre sa chambre, et qu'on ne s'étonne donc pas de ne pas le voir souvent descendre de son aire. L'après-midi, Syrrha travailla encore, ne s'octroyant que de rares poses. Un récit s'élaborait à partir des premières pages, des prolongements apparaissaient, des thèmes se dessinaient, où elle reconnaissait ce qui dans l'abbaye l'avait inspirée. Il lui semblait qu'une boucle se produisait et que les pensées, si longtemps retenues, se déversaient dans le même fleuve, alimentaient le même courant. L'évidence dont elle avait tant besoin. Se succédèrent plusieurs jours de grâce. Le texte manuscrit était repris sur l'ordinateur. Ensuite, sur ce matériau, les premières coupes avaient été opérées, car on écrit toujours trop. Elle revint au plan de Malvoisie qu'elle avait malmené. Elle déplia soigneusement le patchwork dévasté, le recomposa, agrafa les pièces éparses et, le soir approchant, alors qu'elle avait déjà prévenu Arbane que cette fois, elle y était et qu'elle ne viendrait pas souper, elle résolut d'interrompre l'écriture pour alimenter les nouvelles perspectives du récit : elle devait poursuivre son exploration et passer à l'étage au dessus.

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    Pieds nus sur les ronces - 19

     

      Comment faire avec ce type ? Je ne m'en sors pas. Je suis complexée sans raison face à lui, alors je suis agressive et, quelle que soit sa réaction, il me vexe. De façon disproportionnée, je le sais bien. Il faut que je me raisonne. À me lire, on pourrait imaginer que je suis amoureuse et dépitée qu'il me considère avec une telle légèreté. S'il s'agit de blessure narcissique, ce que je veux bien croire, je sais que je ne tente pas pour autant de me cacher un amour inavoué. Je ne lui trouve pas de charme, même pas de séduction vénéneuse, je n'éprouve pas en l'observant de fascination destructrice. Je n'ai d'ailleurs jamais eu d'attirance pour les mauvais garçons, les petits rebelles. Ils me paraissent toujours naïfs et peu intelligents, avides de conformité en vérité, jaloux de celle des autres. Lui n'en est même pas là, il est fade, il ne m'inspire rien. Non, pas rien, hélas : une indignation infatigable. Pourquoi un tel ressentiment, pourquoi tant d'intérêt s'il m'est aussi indifférent que je le dis ? Je crois que je voudrais savoir ce qu'il écrit, en avoir le cœur net. Voici ce qui me manque, ce qui me hante : la découverte de son écriture. J'ai tenté une approche à ce sujet, mais j'étais nerveuse, encombrée aussi qu'il soit là, je voulais être seule à ce moment précis, en bas de l'escalier. Il a parlé de Simenon, je ne sais plus pourquoi, j'en ai profité pour apprendre que Klevner écrivait des romans et quand j'ai voulu aller plus loin, comme une imbécile, j'ai lancé que je m'étais remise à écrire, j'ai dit ça comme si je fanfaronnais ou que je ne souffrais pas de me voir diminuée par rapport à un mérite plus grand qu'il aurait, il m'a rétorqué : « Si c’est important pour vous, ma foi... » ou quelque chose de ce genre. Là, je me suis énervée. Je me suis emportée, je lui ai dit : « oui, c’est important, et pas seulement pour moi. J'ai une commande figurez-vous, je ne vis pas dans un ciel des idées où l'on écrit à l'abri du besoin, sans contact avec la vraie vie, sans se soucier d'un lectorat ou d'un éditeur, j'ai une commande à honorer, un délai, des lecteurs qui attendent. Et mon travail est reconnu, appelle une certaine exigence qui implique une qualité, un apport. Oui, c’est important. » Et à mon agacement visible, Klevner a répondu Je vois ce que vous voulez dire. Je ne m'attendais pas à ça. Quoi ? Vous voyez ? Mais y'a rien à voir ! J'étais soufflée. Il m'a dit ensuite : « Vous êtes une extraterrestre pour moi », ce qui a désamorcé ma colère tellement c'était saugrenu. Une extraterrestre, quoi, une extraterrestre ? vous ne comprenez rien à ce que je vous dis, à ce que je fais, vous êtes à ce point éloigné des créatures de ce bas monde ? Vous avez chaud dans votre tour d'ivoire ? Vous savez ce qui se passe dehors ? Vous voyez – je lui ai démontré ça – vous voyez je lui ai dit, je ne sais pas quel genre de roman vous écrivez, sincèrement je suis intriguée oui, j'aimerais savoir, j'aimerais me rendre compte, mais voilà : fermé ici, je suis certaine que vous ne pouvez rien dire du monde qui vous entoure, et dans ce cas, si on ne dit rien du monde, quel est l'intérêt d'écrire ? En plus, ne pas être lu, ne pas vouloir être lu, quel est l'intérêt de créer sans partage ? Et il m'a dit gentiment – oui, gentiment – avec une expression étonnée, dépourvue d'ironie : « Mais quel est l'intérêt d'être lu ? », j'ai vite répliqué que si les  auteurs que nous aimons, modestes ou majeurs, s'étaient dit ça, ils nous auraient privé de beaux moments mais simultanément, une pensée en moi ravalait cette belle assurance (car c'est un orgueil fou de comparer ainsi son importance, une vanité identique à celle qui, finalement, ne vous retient pas de proposer un texte à l'édition). J'admets qu'il a touché juste. J'écris, c’est ma joie et ma malédiction, ma fonction ma souffrance, mon bonheur ma plaie, j'écris et je tremble toujours d'être lue. Je repense souvent à ma mère alors, elle qui a écrit des années, a essayé de se faire publier et a constamment échoué, elle qui était jalouse que mon premier roman soit édité l'année de mes vingt ans. Jalouse et atterrée, je racontais tout, j'ai tenté de la détruire, de démolir ce passé, sa négligence, sa couardise, par fiction interposée, et ce n'était qu'un début, j'ai refouillé le sillon depuis, j'ai appuyé là où ça fait mal. Je digresse, ce n'est pas vraiment le sujet. Le sujet c'est : pourquoi et pour qui écrire ? Et pourquoi, alors qu'on n'a même pas encore résolu ce problème initial, met-on tant d'énergie et d'indécence à être lu ?

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 18

     

      « Au moins, on respire ici », lança Alexandre. Ils étaient dans le hall de Malvoisie. Ses dimensions, la fraîcheur qui y était retenue, la dégradation savante de la lumière, pouvaient créer cet effet de légèreté et d'espace, après la promenade sous le poids sec et violent du soleil, dehors. Syrrha connut même le sensation étrange que l'endroit était plus grand que d'habitude, à cause sans doute de cette impression de fraîcheur et de libération. Alexandre engagea son fauteuil dans la direction de sa chère bibliothèque. Syrrha hésitait sur ce qu'elle devait faire à présent : retourner dans le parc ou monter dans sa chambre ; faire le tour complet du château – tour qu'elle n'avait pas encore accompli – ou continuer d'écrire puisque cette fois, « elle y était. » Seule au pied de l'escalier, elle entendit la sonnaille de la pendule Empire du couloir, celle dont Arbane retouchait quotidiennement l'exactitude, par manie sans doute plus que par réelle nécessité. L'infirmière de M. Cot devrait arriver dans la demi-heure. Syrrha eut envie de savoir, eut envie de la voir, elle en ressentit même le besoin. Rester là, dans l'axe de l'entrée, assise sur les premières marches de l'escalier monumental et patienter, voir soudain la femme pousser la porte sans sonner comme elle avait l'habitude de le faire chaque jour, et saisir sur son visage une vérité. Lire en une fois dans l'expression de l'infirmière à son entrée ici, comment s'était déroulée la soirée de la veille. Une demi-heure, longue attente, mais elle ressentait le désir presque sensuel de surprendre le visage défardé, le corps rendu à la vérité vestimentaire de son métier, sa gestuelle adaptée à un nouvel enjeu, un autre rôle. Apprécier comment un corps se met à l'unisson des actes. Syrrha s'installa donc. Sur l'escalier, face à la porte. Arbane, qui traversait le hall, la salua avec gentillesse, lui demanda si elle allait mieux. Syrrha répondit simplement qu'elle avait écrit ce matin et que bientôt, ce soir sans doute, elle allait se remettre au travail. Mme Cruchen la félicita mais ne chercha pas à savoir ce qu'elle attendait là, ainsi postée, et Syrrha vit qu'il ne s'agissait pas de délicatesse mais d'une véritable absence de curiosité. Arbane poursuivit son chemin et disparut. Syrrha perçut la suspension de son pas, plus loin, le bruissement métallique du mécanisme de la pendule qu'Arbane révisait. Puis les pas reprirent et s'éloignèrent.
        Syrrah effectuait ses sondages dans la petite anthologie littéraire. Elle n'avait pas expressément peur de l'ennui, et mâcher le temps sur des heures dans l'oisiveté absolue ne lui posait pas problème. Mais elle avait eu l'idée qu'un texte, pris au hasard, pourrait se révéler cohérent avec le moment qu'elle vivait. Elle était souvent à l'affût de ce type de coïncidence. Elle sourit en découvrant que le dix-huitième siècle était considéré par l'auteur comme celui de la décadence de la littérature française, que Voltaire était habité par une « haine satanique du christianisme », que ses poésies « seraient son plus beau titre de gloire si l'on pouvait en séparer tout ce qui blesse la religion et les mœurs » et que Le Contrat social de Rousseau « contient en germe les principes outrés de la Révolution ». Syrrha abandonna. Rien ne faisait écho à son attente, à la sensualité de sa patience sur l'escalier et l'avidité avec laquelle elle voulait se repaître de sa vision. Elle aurait pu écrire, oui. Elle retrouva cette vibration singulière, cet agacement le long de l'échine qui marquait chez elle les prémices de l'élan scriptural. Mais la vibration était trop ténue pour la pousser vers le papier ; le temps de retrouver la chambre, elle se serait évanouie. Il est très difficile de saisir la pulsion de l'écriture au moment exact où elle va produire des effets durables. Parfois, comme ici, il est préférable de laisser doucement couler en soi ce frémissement, de le sentir s'atténuer et se dissoudre, et dans le même temps se répandre dans les nerfs et les muscles, irriguer comme un sérum chaque fibre du corps. Syrrha percevait en elle ce long travail du mal d'écrire, la nostalgie tendre qui existe à savoir que l'on pourrait écrire, à tenir en respect cette puissance pour mieux la libérer ensuite, quand elle serait inoculée dans le corps tout entier, chair complice enfin de la mutation qui se produit dans la pensée. Attendre. Ce serait mieux et plus fort dans un moment. Ce serait mieux et plus fort dès qu'elle aurait capté l'expression sur le visage de l'infirmière.
        Syrrha fixait la porte quand retentirent des pas dans l'escalier. Sans se retourner, elle sut que c'était Joël Klevner. Il était à côté d'elle à présent, debout, demanda : « Qu'est-ce que vous faites ? » C'était impossible à expliquer. Elle mentit : « Il fait trop chaud dehors, j'ai raccompagné Alexandre ici et puis je me suis posée au frais pour lire. Et vous ? vous n'écrivez pas en ce moment ? » elle eut simultanément ce sentiment de désolation car elle sentait dans sa question encore, une volonté de faire du mal et elle ne comprenait pas pourquoi. Mais Klevner sembla ignorer l'acrimonie de la phrase. Souriant, il s'assit à côté de Syrrha et, comme elle, fixa la porte d'entrée. Il raconta que sa séance d'écriture de la veille l'avait laissé exsangue ce matin. « Vous n'êtes pas resté avec les autres, hier soir ? » Klevner eut une moue indéchiffrable qui pouvait vouloir signifier qu'il n'avait pas envie d'en parler. Syrrha saisit l'occasion pour demander ce qu'il écrivait. Nouvelles, essais, romans ? Romans, essentiellement, dit Klevner ; je ne suis pas écrivain, je suis romancier, c’est la distinction que ménageait, je crois sans fausseté, Georges Simenon. Ce qui lui a permis de produire autant. Un livre en 4 jours, un livre en moins de deux semaines à l'époque des Maigret. Les dernières années, enfin les dernières décennies, il admettait n'écrire pas plus de trois ou quatre livres par an, avec plus de trac que jamais, et que les romans l'épuisaient. Quatre romans par an ! Je n'admire pas la prolixité mais j'admire la qualité dans la prolixité. Quelle générosité ! Quelle humanité ! « J'en déduis que vous produisez beaucoup vous-même » dit Syrrha, avec une pointe de cruauté, car elle était certaine que pisser de la copie à jet continu comme une machine, était une façon d'être mort et vain. « Simenon est imbattable sur ce terrain, ou Brussolo, éventuellement. » Il n'ajouta rien. Les joues de Syrrha la brûlèrent, elle sentit l'afflux de sang aux joues (Pitié, ne pas rougir encore !). Elle tenta d'enchaîner avec un propos anodin et de circonstance mais, prononçant ces mots, s'en trouva immédiatement humiliée : « J'ai repris l'écriture ce matin. » Elle avait dit cela avec une fausse tranquillité, une joie contenue que son interlocuteur pouvait prendre pour une intense satisfaction, une vantardise même. Et qu'il put l'analyser ainsi lui fit horreur. « Si c'est important pour vous, c'est très bien » dit le jeune homme. Ce n'était pas important. Ou si ça l'était, cela ne concernait qu'elle. Syrrha se mordit les lèvres ; c'est elle qui lui avait donné l'occasion de la blesser. Car elle était blessée. Comment s'en sortir, comment faire ?

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 18

     

      Des coups de feu. Cela provenait de la forêt, hors des limites de la propriété du château. Enfin, c’est ce que j'ai d'abord cru. La chasse, je me suis dit : la chasse ; c'est la saison ou pas, je n'y connais rien, j'allais reprendre ma lecture ou plutôt mes sondages dans le livre que je tenais, des sondages seulement parce que ce n'était guère passionnant, une anthologie autiste et chauvine avec de rares extraits de littérature étrangère, remisés dans un ultime chapitre monté comme à regret, et tous faisant référence à la religion. Et puis, j'ai perçu un mouvement au bout de l'allée, je me suis arrêtée sur ce détail et j'ai vu une forme sombre et ramassée, j'ai immédiatement pensé à Alexandre et en effet. La forme venait dans ma direction, un carré noir qui progressait à un rythme régulier sur un bruit de moteur électrique crescendo, le carré noir s'est enrichi de détails en approchant, j'ai commencé à distinguer le contour de son fauteuil, un parapluie qui dodelinait au sommet, j'ai commencé à deviner le visage d'Alexandre et à comprendre qu'il était coiffé d'un chapeau foncé à larges bords et que le parapluie était emmanché sur le dossier. Et puis je vis qu'il avait un fusil posé sur les genoux et de grosses jumelles qui pendaient sur sa poitrine. Son sourire d'elfe a fendu la partie de son visage qui n'était pas dans l'ombre du chapeau. Il m'a saluée, demandé ce que je lisais mais je n'ai pas répondu, j'ai dit « C'est vous, les coups de feu ? Sur quoi vous tirez ? » Sur rien, il m'a dit, je tire en l'air, j'effraye les bêtes et les importuns. Malgré le portail réparé, il en vient toujours. Alors, vous lisez quoi ? J'étais tentée de m'arrêter sur cette réflexion bizarre, mais j'ai levé le petit bouquin qu'il a reconnu immédiatement, il a fait « Ah » avec une expression presque désolée « Vous avez trouvé ça. Ce n'est pas terrible. » J'ai confirmé et lui ai proposé de l'accompagner. Il rentrait. Moi, je me sentais mieux. J'avais respiré. Sa machine roulait assez vite malgré l'inertie du gravier meuble, et j'avais du mal à tenir le rythme. Nous sommes arrivés à la statue. Alexandre a devancé mes interrogations : « Elle paraît mutilée accidentellement, n'est-ce pas ?  C'est un leurre, comme beaucoup de choses ici. » Puis il m'a expliqué que son père avait repris des éléments d'un de ses plus grands décors, construit en Espagne pour la Warner Bros, une énième version des Derniers Jours de Pompéi. L'original était en carton-pâte avec une découpe préparée pour simuler sa destruction sous l'impact d'on ne sait quel projectile volcanique, « ce qui est une hérésie historique puisque l'éruption du Vésuve était de type plinien, avec précipitation de pierre ponce très légère puis coulée pyroclastique (il m'a fallu réviser un peu pour restituer le discours du vieil Alexandre, et là je résume : c'était très complet), mais enfin que voulez-vous, le cinéma... Mon père a apporté le modèle en France et fait fabriquer une réplique en bronze. C'est Hermès, le compagnon des morts et inspirateur des rites hermétiques » et puis il a ajouté : « Dans la tragédie, notre trismégiste a perdu son pétase et son caducée. » Alexandre était visiblement satisfait, il avait son petit sourire. Je lui ai dit : « Tout ça pour me balancer trois mots érudits en une phrase... » il a ri, il a réfuté ma remarque de toute sa carcasse en riant : « Non, non, je vous assure », et puis on a continué. Au bout de l'allée, nous avons bifurqué. Alexandre ne souhaitait pas passer par la verrière. Par la grande porte, à droite ? J'ai appris alors que les deux battants qui semblent ouvrir le pied du donjon carré, sont aussi un trompe-l’œil. La réplique de la porte d'une forteresse dans un Robin-des-bois dont son père avait signé les décors « un des premiers films utilisant la technique de la peinture sur verre ». Trompe-l'œil également, une fissure qui semble prendre son élan depuis le sol et grimper sur la paroi jusqu'au faîte, à gauche de cette même porte. Les dimensions du parc – en tout cas dans le sens de  sa profondeur – sont elles aussi trompeuses. Je n'aurais pas compris sans Alexandre, que les allées paraissent plus longues qu'elles ne sont en réalité. Un procédé de perspective forcée crée cette illusion. Même les buis taillés (Alexandre a parlé d'art topiaire. Mot que j'ai noté) suivent un dessin qui exagère leur réduction vers les lointains et accentue l'impression d'éloignement. Puis il a fait un geste de la main pour dire combien il trouvait cela puéril de la part de son père, s'en excusait presque pour lui. Je l'ai raccompagné et nous nous sommes retrouvés dans le hall sans qu'il m'ait demandé si j'allais mieux depuis mon malaise de la veille – des choses qui se font. De mon côté, je n'ai pas osé évoquer l'étrange soirée et la façon dont elle s'était terminée. J'avais ma petite idée. Ce n’est pas qu'une partouze sado-maso me répugne a priori, mais je trouve vraiment dégueulasse qu'on ait essayé de m'y entraîner sans me prévenir, sans solliciter mon avis. Je ne sais pas. Il ne faut pas que je remue ça. L'image de cette cage dans l'obscurité. Vraie ou fantasmée. J'étouffe aussitôt. Le placard où m'enfermait maman quand je piquais mes crises était à peine plus spacieux. Entre les barreaux au moins, on respire.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 17

     

      Lucien travaillait dans le potager, entre des plants aux feuilles grisâtres. Il semblait minuscule depuis la chambre où Syrrha l'observait. Plus loin, un arrosage automatique pulsait une arche de brume au dessus des salades. La lumière matinale était blanche et ciselait chaque contour avec netteté. L'incidence des rayons découpait les frondaisons, chaque détail où que le regard se pose. Elle s'attarda sur cette qualité de lumière. Elle avait consulté les plans de l'abbaye de Terret, débusqué des photographies du monument et avec cela imaginé la manière dont le soleil frappait l'architecture. Elle en avait déduit un parcours des ombres, une représentation des contre-jours. Exercice en apparence cérébral et abstrait mais précieux pour l'élaboration de son récit, qui déterminerait le choix d'un vocabulaire, l'amplitude de la palette du texte, des règles quasi oulipiennes à suivre. Ici, au spectacle d'une lumière singulière sur Malvoisie où elle résidait, respirait, vivait, l'examen de cette vérité était vain. Ses récits les plus autobiographiques passaient par le filtre d'une adaptation du réel. Il lui fallait une projection. Et elle pensa dans un éclair que la soirée d'hier était une de ces projections, et peut-être une bribe de fiction inspirée par un passage des Festins secrets, de Jourde, qui l'avait longtemps marquée. Cela lui procura un frisson et elle eut envie de pleurer. Des souvenirs. Une fuite dans la nuit. Des appels pour la faire revenir. Que faire de ces surgissements, est-ce que la littérature suffit, est-il décent de l'utiliser pour cela ? Elle fit le point sur sa production du matin. Une vingtaine de feuilles combles d'une écriture serrée, rapide, sans ratures. En traitement de texte, cela ferait peut-être une dizaine de pages, avant les repentirs inévitables. Elle ne savait que faire de ce succès. Le soulagement qu'elle avait pu éprouver était déjà abîmé par l'impression que c’était fini, tari. Un oued bouillonnant qui se vide aussitôt. Elle s'habilla, elle avait faim. À cette heure, il lui faudrait descendre dans la cuisine. Le rez-de chaussée était désert. La cuisine était silencieuse et propre, un lave-vaisselle ronronnait. La cafetière électrique avait été laissée sous tension et le café au chaud, sans doute pour elle car elle était la seule à ne pas prendre de thé, le matin, à Malvoisie. Elle s'en servit un bol, trouva de quoi manger. Mina avait rejoint Lucien dehors. Depuis la souillarde, par les hautes fenêtres ouvertes sur l'été, Syrrha percevait l'incessant discours du jardinier adressé à sa femme taciturne, une monodie qui ne réclamait pas de retour. Elle eut envie de sortir, mais il y avait le risque que Lucien la voie, saisisse l'occasion de tourner son monologue vers cette nouvelle auditrice. Heureusement, le château ne manquait pas d'issues et de portes. Elle se souvint que la verrière de la salle de billard pouvait s'ouvrir. Elle traversa un dédale de couloirs sombres et de salles sonores avant d'y parvenir, ne rencontra personne. Accélérant le pas, elle fut tentée de passer par la salle à manger, chercher les traces de la cage probablement disparue maintenant, mais fut poussée dehors par une soudaine panique.
        Elle prit un livre au hasard dans la bibliothèque de la salle de billard. Hasard discutable  puisqu'elle choisit le plus petit format d'une étagère, une vieille édition couverte de papier bleu passé, jauni au dos, avec une étiquette manuscrite qui disait simplement « Littérature ». La verrière de la salle ouvrait par un battant sur une partie du parc qu'elle ne pouvait distinguer depuis sa chambre. Entre deux lignes sombres de buis taillé, une allée de gravier se dirigeait droit vers la forêt ; à mi-chemin, sa perspective était rompue par l'appareil grisâtre d'un bassin. Un socle au centre y soutenait une statue mutilée, arrêtée à la taille, qui devint le premier objectif de sa promenade. Syrrha put constater en approchant que le bassin était sec, sa cuve tapissée de feuilles mortes, et que les pierres qui lui donnaient sa forme de rectangle aux arêtes rompues, étaient couvertes de mousses et de parmélies. Ce détail fit remonter le souvenir d'une randonnée dans la montagne. Après des kilomètres parcourus au cœur d'un massif rocheux et nu, elle s'était arrêtée sur l'idée que, où que son regard se porte, elle ne pouvait voir en réalité le moindre centimètre carré de pierre : tout le paysage était intégralement enveloppé d'une écume opaque de lichen. Un trompe-l’œil discret parce qu'omniprésent. Et d'une certaine façon aussi, là où l'œil ne percevait qu'un panorama de roches stériles, la pensée scientifique disait que la vie avait tout colonisé. Elle était reconnaissante à ce léger savoir de lui avoir permis de dépasser l'expérience de la seule perception.
        La statue mutilée était en bronze au dernier stade de ternissement. L'oxydation avait produit une patine plombée, mate et décevante. Élevées sur un socle cylindrique, deux jambes graciles se croisaient, supportant un début de tronc déchiqueté au niveau de l'abdomen, comme si la partie supérieure du personnage avait été arrachée par une mâchoire géante. Syrrha avait de loin pensé à une allégorie féminine, mais un petit sexe masculin la détrompa et elle découvrit sur les chevilles, des ailes, notamment sur le pied droit qui seul touchait la surface du socle, l'autre étant soulevé dans un déjeté de danseuse. Mercure, se dit-elle, le dieu messager des voyageurs et des voleurs. Des voleurs et des commerçants, d'ailleurs, indistinctement. Humour des anciens. Elle demanderait à Alexandre Cot l'histoire de cette statue et surtout celle de sa semi-destruction. Son imagination s'emballait déjà.
        Il commençait à faire vraiment chaud et elle chercha un endroit à l'ombre. Un peu plus loin, l'allée semblait s'achever par un cercle d'ifs où étaient arrangés des bancs. Mais l'ombre y était maigre, serrée au pied des parois vert pâle, comme un contour à l'encre infusé dans la pâte du papier. À partir de cet espace, l'allée prolongeait encore sa perspective vers la forêt. Mais en amont, à une centaine de mètres de l'endroit où elle se trouvait, les buis taillés avaient laissé place à un jalonnement de platanes immenses qu'elle s'étonna de n'avoir pas remarqués au début de sa promenade, puis elle pensa que, depuis la verrière, les ramures des platanes devaient se confondre avec l'écran de la forêt. Les grands arbres faisaient sur le gravier et sur les pelouses attenantes des ocelles mauves trouées de flaques de lumière et au pied de l'un d'eux, un banc avait été installé. S'y asseoir lui permit de se retourner et de considérer le château sous cet angle nouveau. C'était à l'opposé de la porte principale, ce qu'on aurait pu définir logiquement comme l'arrière du bâtiment, mais la complexité des ajouts et des remplois et la multiplication des portes, des recoins, des saillies, des retraits et des tours de Malvoisie, produisaient une architecture bavarde, polysémique, qui faisait de chaque orientation une possible façade. Le jour de son arrivée, Syrrha ne s'était pas posée cette question car la façade qui s'ouvrait devant elle, son escalier au bout de l'allée, la vaste porte et le fronton, formaient une entrée à peu près conventionnelle. Elle vit plus tard que d'autres faces, désorientées, où des escaliers soulevaient des perrons ornés de sculptures, offraient les mêmes éléments susceptibles d'être compris comme des accès principaux. Il n'y avait bien que l'allée, ligne incurvée tracée depuis la grille et, une fois accueilli, le hall démesuré et son grand escalier intérieur, qui désignaient au visiteur l'entrée décidée par le concepteur des lieux. Du côté du parc où elle se trouvait à présent, une grosse tour carrée surmontée d'une toiture acérée, élevée haut, protégeait une énorme porte ouverte dans son flanc. La verrière d'où elle était sortie tout à l'heure, formait une gemme aux facettes brillantes, sertie à l'extrémité d'un môle qui semblait crever comme une proue la profondeur d'une terrasse et les marches qui y accédaient. Syrrha était sortie de plain pied sans se rendre compte que le bâtiment où se trouvait la salle de billard coupait en deux un large escalier qui couvrait une partie de la façade. Escalier absurde qui aboutissait sur un dernier degré contre le rempart aveugle.
        Elle ouvrit le petit livre. Il s'agissait d'une « histoire abrégée des littératures anciennes et modernes » de 1924, quatre-vingt-cinquième édition, dont l'auteur ne donnait que ses initiales : J. M. J. A. Un modeste ex libris au crayon vert en désignait l'ancien propriétaire, E. Cot, sans doute le grand-père érudit d'Alexandre. Le livre commençait par une distinction entre langues d'oc et d'oïl. Littérature du Moyen-Age, fin des troubadours, Chanson de Roland... Thibaut de Champagne, Charles d'Orléans, Villon bien sûr, Joinville, Froissart, Comines... Elle découvrit une Christine de Pisan (1363-1431) dont elle n'avait jamais entendu parler. Et puis il y eut des coups de feu.

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    Pieds nus sur les ronces - 17

     

    Dans la nuit, je me suis réveillée. J'étais allongée sur mon lit. Il était une heure. On m'a portée ici et couchée sans me déshabiller. J'ai eu un malaise, mais j'étais consciente quand Joël et Arbane m'ont épaulée pour monter les étages. Je m'excusais, j'avais chaud. Je crois que j'ai vomi dans l'escalier. J'avais peu bu et peu mangé pourtant, je me suis demandé s'ils n'avaient pas tenté de me droguer, et puis non, je me connais, je sais que cela vient de moi, de mon corps qui a décidé de disjoncter. Cette soirée. Au réveil, je voulais rappeler Katrine, lui demander de me trouver autre chose, partir. Je ne suis pas sûre de ce que j'ai vu ou compris hier, tout était bizarre, mais il y a eu brusquement. Brusquement quelque chose. J'ai eu l'impression de disparaître, étouffée dans une nuit. Je connais cette sensation, je l'ai déjà vécue. Pas face au miroir, cela c’est autre chose. Pas face au miroir, toujours face aux autres. Je me souviens de cette vieille, à l'hôpital, qui avait arraché ses tubes et les avait mis à la bouche avec une gourmandise ignoble. Je me souviens du passage de La Pianiste de Jelinek, quand Erika se découpe le sexe avec des lames de rasoir ou du verre je ne sais plus, je me souviens de ce type, écrasé sous un camion, dans ma rue, et d'un chien venu laper le sang répandu sur le goudron, et qu'un homme l'avait chassé en hurlant, je me souviens de ces voisines qui racontaient à ma mère je ne sais quelle opération chirurgicale qui avait tourné au désastre sans prendre garde que j'étais là, gamine, à enregistrer le moindre détail. Chaque fois, j'ai ressenti ce malaise vagal, ce vertige affreux. Je me souviens de cette famille qui m'avait invitée et refusait que je parte, du père qui bloquait la porte pour que je reste chez eux, prenne un dernier apéritif et une dernière pâtisserie, pâtisserie huileuse et excessivement sucrée, il était tard, il faisait chaud, je suffoquais, et le père contre la porte m'empêchait de sortir, j'ai cru tomber folle, je me suis évanouie de la même façon.
        Je ne suis pas descendue prendre le petit-déjeuner, ce matin. Arbane est montée en cours de matinée, me dire que ma mère avait appelé, ce qui est accessoire, et surtout savoir comment je me portais. Elle a frappé, je n'ai pas ouvert. J'ai dit « tout va bien », et j'ai ajouté : « Je travaille ». Et à cet instant, je me suis rendue compte que c'était vrai. Je travaillais. J'avais commencé par coucher sur le papier quelques notes sur la soirée et puis les notes ont pris des allures de phrases, ça se construisait malgré moi, au delà de moi, ça cristallisait, les mots s'enchaînaient et surtout, une perspective se dessinait. Un projet. Voilà, quand j'ai remercié Arbane, sans doute figée derrière la porte, inquiète, j'ai réalisé que cette fois. Cette fois enfin, j'y suis. J'écris. Sur du papier. C'est pour cela que je n'ai pas saisi immédiatement que j'y étais. Depuis des années, je travaille directement sur le clavier d'un ordinateur. Là, j'étais en train de produire un texte sur des feuilles. Mais j'ai vu, j'ai compris, c'est bien de l'écriture cela, de la littérature, pas des impressions comme ici sur ce carnet. Du texte remué par un enchantement, qui vibre quand il est lu.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 16

     

        Arbane et Joël feraient le service. Ils étaient donc assis au plus près de la desserte nappée de blanc, installée plus loin, presque dans l'alignement de la grande table. La desserte formait un autel surligné de deux chandeliers et semblait flotter dans la nuit. Tout le repas y était disposé dans une porcelaine disparate. Syrrha était à la droite d'Alexandre, qui présidait. L'infirmière était à sa gauche. Syrrha était donc face à elle, et son malaise grandissait. À la droite de Syrrha, Marc Antoine et sa femme ; en face, à gauche de l'infirmière, l'homme à la mèche blanche puis la femme rousse et maigre, à côté de Joël. Arbane déplaça ses couverts pour se placer à droite de la femme de Marc Antoine et faire équilibre sur cette longueur de la table. Alexandre tenait son rôle d'hôte avec l'aisance de qui pratique l'exercice depuis toujours. Il s'adressait alternativement à chacun, initiait une conversation entre les invités, relançait, n'oubliait personne. Mais les sujets de conversation étaient allusifs et concernaient des domaines incompréhensibles, Syrrha ne parvenait pas à en saisir les enjeux, à rebondir sur une réflexion, tout lui échappait. Elle se sentait dériver hors de la scène au point qu'elle eut soudain une méchante sensation de flottement, de lévitation, qui lui rappelait d'anciens rites intimes, devant la glace de sa salle de bains. Loin en dessous d'elle, les convives semblaient négocier quelque chose, disputer de choix énigmatiques. Alexandre gloussait, tendait parfois un regard vers elle, un sourire insistant, comme s'il la prenait à partie, réclamait son assentiment. Syrrha était incapable de lui sourire en retour. Elle regrettait d'avoir accepté l'invitation, pensait à sa chambre, avait envie d'écrire, sentait les fourmillements de l'écriture qui électrisait sa nuque. De l'autre côté de la table, l'homme à la mèche blanche fit une plaisanterie dont le sens était manifestement caché à Syrrha, où il était question d'une épreuve appelée L'Examen, mais que tout le monde comprit, et qui déchaîna les rires. La femme rousse déchira le rugissement collectif en émettant un jappement aigu, qui fit rire Arbane. Arbane jappa à son tour, puis tous les invités firent de même. Joël imita le grognement sourd d'un chien qui prévient de son attaque, ce qui redoubla l'hilarité de la tablée. La femme rousse émit une série d'aboiements secs, accompagnés de mouvements de menton, d'un tremblement flasque de ses joues, et les dents, qu'elle avait vilaines, montrées, et chacune de ses imitations était saluée par les gloussements des autres invités. Arbane et Joël déposèrent les premiers plats. Dans une coupe, Syrrha devina les légumes épluchés par Joël. Après cuisson et dépouillés de leur croûte, ils avaient un aspect de sacs luisants, gonflés de sucs prêts à se répandre. Dans l'assiette, ils dégageaient une odeur boisée au milieu de laquelle Syrrha crut reconnaître avec un frisson, un effluve excrémentiel. L'homme à la mèche, de temps à autre, piquait l'épaule de sa femme avec une fourchette, par petits coups répétés, avec un sourire d'enfant polisson, en répétant « allez, aboie ! » et chaque coup porté déclenchait un jappement. Alexandre semblait maintenant complètement absorbé par la présence de l'infirmière. Il avait aux lèvres une de ses chansons sinistres, à peine murmurée mais intelligible pour un auditeur proche. Cela faisait S'il te plaît, caresse-la, ma peau livide et froide... Ce faisant, il posait sa main sur la sienne, souvent, la tapotait comme pour la rassurer. Chaque fois, cela distrayait la jeune femme de son repas qu'elle engloutissait avec un appétit d'ogresse, et elle répondait au geste de sollicitude du vieillard par une mimique attendrie, reconnaissante. « Vous n'êtes pas nerveuse ? » lui dit-il, elle sourit et répondit Je devrais ? avant d'ajouter pas du tout. Alexandre dodelina en saisissant le poignet de l'invitée et dans un frisson soupira ma chère, ma chère... puis il se passa la main sur la bouche, bouche béante, pleine de salive cueillie aux doigts, un geste qui révulsa Syrrha. Elle eut comme un choc électrique et se dressa d'un coup, dans l'indifférence générale. Arbane seule perçut son geste ou ce fut une coïncidence. Debout, elle lança par dessus les conversations un appel à Syrrha. Elle lui demanda de l'aider à apporter les plats suivants. Joël était occupé à piquer l'épaule gauche de la femme rousse pour qu'elle aboie. Il félicitait l'homme à la mèche en disant que sa femme était une bonne petite chienne. Syrrha rejoignit madame Cruchen dans un état somnambule et elles se dirigèrent vers la desserte. Sur la nappe, les plats sales étaient empilés sur le côté et il fallait apporter les plateaux chargés de viande froide. C'étaient des tranches crues, épaisses, vernies de sang. En soulevant le plat que lui désignait Arbane, Syrrha leva les yeux et discerna plus loin contre un mur, dans l'obscurité, les saillies verticales et l'angle supérieur de ce qui semblait être une cage de fer. Elle crut entendre remuer, et qu'une silhouette ramassée cherchait à attirer son attention en gémissant. Il y eut un bruit de frottement et de métal, des entraves qu'on soulève, une forte odeur de litière remuée, et tout bascula dans la nuit.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 16

     

    Puis tout s'est enchaîné. Il y a eu cette déambulation jusqu'à la bibliothèque d'Alexandre où nous avons apparemment surpris Joël Klevner, qui a refermé des cahiers à notre arrivée. J'ai ressenti un frisson. Il travaille donc là aussi. Bon, cela signifie que je ne pourrais pas venir, moi, pour écrire comme me le proposait Alexandre. Même s'il ne me cause plus le même malaise, je ne m'imagine pas écrire sous son regard. La grande pièce était sombre, trop peu de lampes allumées, ou peut-être un sentiment particulier qui m'a fait la percevoir telle. Des apéritifs étaient disposés sur une desserte. Drôle d'endroit pour une activité si salissante. Un verre à la main, Marc Antoine ouvrait certains livres en écoutant les commentaires de M. Cot. Il tournait les pages négligemment. Je ne comprends pas la désinvolture d'Alexandre. C'étaient de beaux ouvrages, parfois très anciens, avec estampes. Des doigts gras ou un verre renversé et c'était la catastrophe. Le goût du saccage ? Est-ce que les livres et leur préservation ne comptent plus pour lui ? Le fatum librorum, le destin choisira ceux qui s'en sortiront ? On a sonné à la porte, Alexandre a fait « Ah » et tous se sont retournés et sont devenus silencieux. C'était désagréable, ce silence. Manifestement, il se passait quelque chose que j'ignorais, on attendait encore des invités. Une invitée. L'infirmière d'Alexandre Cot. Celle qui vient le plus souvent. Je ne l'ai pas reconnue tout de suite. Elle s'était métamorphosée en femme fatale ou pas loin. Démonstrativement sexuée. J'en étais gênée. Non que je sois prude, mais je n'aime pas les procédés démonstratifs, les artifices de la séduction à ce degré me semblent toujours un peu pathétiques. Ou malsains, du genre qui cache la saleté, j'ai souvent remarqué la crasse chez les femmes très apprêtées. Surtout, cela me semblait hors de propos. Des talons aiguilles qui lui donnaient dix centimètres de plus. Sa coiffure démultipliée sous l'effet des boucles soigneusement construites. Une robe de soirée moulante, un décolleté infernal, des pacotilles aux oreilles et au cou, des lèvres terriblement rouges sur une face bronzée par le fond de teint, un parfum capiteux (disons poivré, épicé, fort). Enfin, je n'aime pas ce jeu. Pour son partenaire, éventuellement, pas en public. Mais je semblais la seule à paraître indisposée par cet étalage de chair. Quand Mina a fait pénétrer l'infirmière dans la salle, quand la jeune femme a salué chacun d'une bise ou d'une poignée de main coquette, j'ai observé les réactions d'Arbane. Elle souriait, bienveillante, heureuse de voir une amie simplement. Je m'imaginais quoi ? Que Madame Cruchen était une rombière frigide, mal à l'aise avec la manifestation débridée d'une sexualité qui ne demande qu'à ? Une fille comme moi, quoi, voilà je l'ai dit. Non, Arbane n'est pas la madame Cruchen que j'imaginais. Voir cette belle plante onduler, déformer son décolleté à la moindre inspiration ne lui déplaisait pas. Surprendre les yeux égrillards et décevants d'Alexandre, de Marc Antoine, de Joël il me semble, des hommes présents, ne lui déplaisait pas. À moi seule, sans doute. Tous des chiens. Et les autres femmes, pas mal à l'aise ni amusées par cette attitude, mais carrément complices. L'une d'elles, fausse rousse aux articulations maigres – Charlène, ai-je cru entendre – saisissant toutes les occasions pour se coller à l'infirmière, minaudant, riant, prenant son mari à témoin. Et Arbane souriant à ce manège écœurant. Et le mari, un nommé je ne sais plus, quadra bien mis, mèche blanche sur le front, un peu épaissi à la taille, mais beaux yeux, beau sourire, séduisant ou l'ayant été, qui éclate de rire parfois, mais rien n'est drôle. L'infirmière racontait la cause de son retard : elle avait été remplacée quelques jours et pendant ce laps, Alexandre avait fait réparer la grande grille de la propriété. Il l'avait prévenue, on lui avait donné un code mais elle l'avait oublié, l'interphone était muet, elle avait téléphoné mais personne ne répondait, enfin elle avait pu contacter Lucien dans la maison des gardiens, qui avait fait le nécessaire. Rien de drôle, des embarras à peine risibles, anecdote vaguement cocasse. Mais les écouter rire à s'en étrangler, se taper sur les cuisses ! Je me sentais agressée, pas en place, étrangère. Après l'apéritif, Arbane a remercié Mina, une phrase vite jetée, impolie dans sa brusquerie : « Je m'occupe de tout à présent, partez ». L'expression de Mina à cette annonce, son soulagement ou je ne sais pas, elle est assez indéchiffrable cette femme, une expression inattendue en tout cas, entre le soulagement et l'inquiétude, une moue où je lisais Je préfère vous laisser, oui, mais que va-t-il se passer pendant mon absence ? Et puis le visage d'Alexandre au même instant, narines dilatées, joues rosies, afflux sanguin de l'excitation cannibale, quand Arbane a comme poussé Mina dehors. « Partez ». J'ai ressenti une brûlure au cœur à cet instant, est-ce qu'on peut dire partez à quelqu'un ? mais personne n'a pris garde à cette dureté. Ensuite, dans le couloir, toute notre petite troupe s'est dirigée vers la salle à manger, ça riait beaucoup, trop souvent, trop fort, à tout propos, qu'est-ce qu'ils avaient mis dans le champagne ? Dans leur champagne, ou alors je suis immunisée, parce que moi, je ne ressentais qu'une pénible angoisse. Les femmes marchaient devant, puis l'infirmière, encadrée par les maris qui lui donnaient le bras. Tout de suite derrière, Arbane poussait le fauteuil d'Alexandre qui n'a pourtant pas besoin de cette aide et moi je fermais la marche avec Joël Klevner. J'évitais de me tourner vers lui, mais quand je croisais son regard je voyais un jeune homme pâle, indécis, visage crispé. Devant nous, Arbane donnait de brusques accélérations au chariot de M. Cot, et les pieds d'Alexandre heurtaient alors les mollets de l'infirmière qui s'esclaffait en disant « Allons, monsieur Cot ! » sur un ton de reproche amusé, et les deux hommes éclataient de rire, et les femmes devant aussi, alors qu'elles n'avaient rien vu. Et Arbane ricanait, et Alexandre faisait sur un ton mielleux et faussement gêné : « C'est pas de ma faute, c'est pas de ma faute, hein. » L'infirmière avait des bleus au niveau des mollets. Nous nous sommes retrouvés dans l'immense salle à manger plongée dans la pénombre à cause d'un éclairage à la bougie. Une série de gros chandeliers alignés au centre de la table, d'autres sur une desserte, rien au delà. Le reste de la pièce vacillait, les murs et les tapisseries disparus, relégués dans l'obscurité. C'était lugubre. Il me semblait que la pièce avait changé. Je ne connais pas assez les lieux pour en être certaine. Ce n'était peut-être que la disposition des meubles ou juste des tentures différentes, l'obscurité, l'atmosphère du moment, enfin à mes yeux, c'était une autre salle où la nuit avait dévoré les murs. Chacun s'installa selon les instructions d'Arbane.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 15

     

    Tous les invités arrivèrent ensemble, ils étaient deux couples du même âge. Quand Syrrha descendit, ils étaient accueillis par Alexandre et Arbane, au pied de l'escalier monumental. Tout le monde semblait bien se connaître, l'atmosphère était détendue et joyeuse. On fit les présentations, quelqu'un demanda si Joël était là, mais oui suis-je bête, bien sûr, où serait-il, mais il est en retard, comme d'habitude il se fait désirer, etc. Alexandre riait, se tordait de rire sur son fauteuil, surtout aux plaisanteries d'un homme grand et sec aux longues tempes grises, voix de baryton. Syrrha lui prit la main quand monsieur Cot le désigna : « Marc Antoine. Antoine est le patronyme ». J'avais des parents facétieux dit-il en la saluant. Alexandre tira le bras de son invité comme pour le rappeler à l'ordre, Marc Antoine se détourna de Syrrha en s'excusant. Le vieil infirme arrondissait une mine gourmande : « Alors, alors, cet incendie ? » et son interlocuteur reprit ses blagues sur l'embrasement qui gagnait du terrain. « Partout ? » fit Alexandre, ce que confirma son interlocuteur. Syrrha sentit la colère l'étreindre dans une serre mauvaise : « Mais, Monsieur Cot, ça ne vous fait rien ? Ça vous fait rire, ça vous excite, ce désastre ? » Alexandre n'eut pas la réaction qu'avait imaginé Syrrha, il soupira, dit « Ce n'est pas aussi tragique que vous le pensez. » Puis

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 14

     

    Réception ce soir, Malvoisie est comme saisie par un regain. Le matin, Madame Cruchen m'a demandé si je voulais me joindre aux invités. J'avais envie d'un peu de changement, j'ai accepté bien sûr. Dans l'après-midi, comme je n'arrive toujours qu'à de médiocres ébauches de texte, plutôt que me désoler stérilement à ce constat, j'ai voulu donner un coup de main pour le repas. Je suis allée dans la cuisine où je pensais trouver Mina toute seule à trimer. Elle était là, mais il y avait aussi Arbane Cruchen et Joël Klevner. Le découvrir assis tranquille en train d'éplucher des légumes m'a estomaquée. Cela me semblait l'image la plus incongrue depuis que je suis entrée au château. Il m'a souri gentiment. J'ai souri en retour mais franchement, on dirait qu'il cherche à me déstabiliser à chacune de nos rencontres. J'éprouve toujours de la colère contre lui – et contre moi par ricochet, parce que je n'aime pas me sentir vile. Enfin, je ne l'aime pas, c’est comme ça, une histoire d'atomes crochus, de phéromones, de mauvaises ondes ou tout ce qu'on voudra, le résultat est là. Mina et Arbane s'activaient entre les tables et les fourneaux. J'ai pris sur moi pour faire la paix (enfin c’est idiot, nous ne sommes pas en guerre) et j'ai demandé ce que je pouvais faire. Mina m'a proposé de découper les pommes en tranches fines, pour la tarte. Je sais très bien faire ça. M'occuper l'esprit pendant que Klevner épluchait des légumes que je n'ai pas reconnus, des racines noires recouvertes d'une croûte épaisse, avec des fanes sanguines qui débordaient d'un panier, sur la table. Sûrement un des tubercules bizarres cultivés par Lucien. Je me suis installée en face de lui. Il n'y avait pas d'autre place libre. Je sentais son regard sur moi, quand j'ai levé les yeux, il m'a adressé un sourire tout ce qu'il y a de plus amical. Là encore, désarçonnée. Mon problème est que je le soupçonne tout le temps de me mépriser ou de se moquer de moi. Et oui, en effet, c'est mon problème, pas le sien. Néanmoins, ça ressemblait à un véritable sourire, bienveillant. Il m'a dit : « Que pensez-vous de cet endroit ? » et de peur d'être mal compris, il a ajouté est-ce que Malvoisie vous inspire ? Je n'ai menti qu'à moitié en répondant oui, en disant que n'importe quel écrivain ou artiste ou quoi ne manquerait pas d'être inspiré par un endroit pareil. Il a souri, gentiment je crois. Pourtant, je n'ai pas aimé son sourire, et pourquoi n'ai-je pas aimé son sourire ? parce que je trouvais idiot ce que je venais de dire. Inutile de réfléchir beaucoup pour saisir qu'un endroit fantastique, baroque, unique, n'est pas forcément, pas systématiquement, un facteur d'inspiration. Et puis l'inspiration, n'est-ce pas, qu'est-ce que ça peut bien être ? Un déclic, un moment propice, une humeur ? L'évidence, voilà. Quand on travaille sans chercher l'inspiration, justement, et que tout se met en place. Le contraire d'un mystère. Il m'a dit alors : J'ai lu vos romans. Il a dit cela, comme on dit à une copine : j'ai vu que ta voiture était garée devant la maison. Arbane Cruchen a levé les yeux sur nous, moi j'ai poursuivi mon ouvrage, comme lui qui ne s'était pas arrêté, et alors j'ai rougi. Ah, ce foutu corps et ses trahisons ! comment ai-je pu rougir ? Il me semble que je n'ai pas rougi depuis l'âge de douze ans. J'ai rougi en demandant « tous ? » la voix étranglée et essayant de plaisanter. Oui, il m'a dit, et sur le même ton indifférent : j'ai aimé, ce sont des œuvres sincères. Et puis il a continué de trier ces affreux légumes qui épanchaient un jus noir sur les journaux dépliés. J'ai décidé de saisir la perche tendue, sans m'arrêter sur son appréciation ni sur le fait que je ne la lui avais pas demandée : « Et... je pourrais lire votre travail ? » Il s'est pincé les lèvres, a soupiré, s'est excusé, m'a dit que ça le gênait, qu'il n'était pas prêt, s'est excusé encore pour espérer que sa réticence ne me vexerait pas, que ça n'avait rien de personnel, en fait personne ne lisait sa prose. Cette timidité inattendue m'a étonnée. J'avoue que j'en ai éprouvé de la satisfaction. Ensuite, j'ai pris l'initiative de faire la tarte entièrement, à ma manière. C'est-à-dire sans recette du tout.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 13

     

       Ô, Syrrha se morfondait ! « Je me morfonds » écrivit-elle sur un cahier, morfonds lui semblait plus juste qu'ennui pour dire son état d'esprit du moment. morfonds penchait ses « o » manuscrits entre les lignes, faisait rouler dessus les chars d'une parade miniature, mort, abysses, ténèbres, morbidité, sommeil, coma. Il y avait dans la chambre une touffeur dérangeante dans laquelle, pourtant, elle cherchait à s'installer. L'inconfort a de ces pouvoirs indirects qui apportent la méditation. Il s'agit de trouver au creux de ce qui est légèrement pénible (une trop forte chaleur, un siège rugueux, un environnement bruyant), l'interstice où est logée la paix, et d'aller s'y rencogner pour mûrir son recueillement. Syrrha savait faire cela. L'air s'engourdissait, le temps prenait une langueur, l'inconfort se déplaçait, se creusait, laissait une place où se nicher. Elle s'abandonnait alors à la méditation, prenait l'ennui entre ses bras, l'embrassait jusqu'à le faire soupirer d'amour. C'était bon, enrichissant. Une forme sophistiquée de la paresse.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 12

     

       Côté écriture, le calme plat. J'en ai un peu marre de tenter de m'échapper du modèle fantomatique de Terret ou de m'en rapprocher, de tergiverser avec tout ce bagage déjà remâché d'une certaine façon et qui me paraît mort, de repêcher parmi mes personnages celui qui saurait inspirer une nouvelle histoire. Pas besoin d'histoire, je me dis parfois, adoptant le mode célinien : si vous voulez des histoires, lisez le journal. Pas besoin d'histoire, mon premier roman était une exploration de (bref, je ne vais pas me raconter à moi-même le sujet de mon premier roman, tout de même). Mais bon, une narration, pour conduire l'exercice formel, la verve, lui donner une colonne vertébrale. Et puis, c’est vrai, ils s'y sont tous essayé, n'empêche, qu'on le veuille ou non, au bout du compte, on raconte bien quelque chose. Impossible de faire autrement, en réalité. Parce que nos cerveaux ont ce besoin de mettre les événements ou les non-événements dans un ordre, si possible chronologique, la causalité, la résolution, ce sont des caractères inscrits dans nos gènes. C’est plus ancien que le principe de l'écriture et de la lecture. L'écriture c’est, quoi, 4000 ans ? la lecture, la propagation de la lecture, sa démocratisation relative, très relative, c'est 2000 ans, guère plus. Des pratiques qui n'ont pas eu le temps de modifier profondément nos atavismes. Trop récent. C'est même miraculeux, à bien y penser, qu'on sache si bien lire, produire de l'écriture aussi sophistiquée, alors que c'est un acquis encore tout frais pour la machine humaine. Tandis que le concept de la résolution, les effets et les causes, l'appréhension de la séquence du temps, le télos, je suppose que c'est inscrit en nous avec la peur de la nuit et l'émerveillement de l'aube. Combien d'aubes depuis le début de l'humanité ? Et on est toujours à s'extasier que le jour revienne. Ce qui me fait dire qu'on n'en a pas fini avec le besoin universel que survienne un événement, que se conclue une narration, que les comptes soient soldés à chaque fin de livre. On n'y échappe pas ; il y a un déroulement et des faits. Mais surtout, il faut retenir que c'est dans les interstices que s'exprime la littérature.
        J'ai vu passer Klevner cet après-midi, il sortait. Je traversais le hall pour reprendre mon ascension vers les étages et vers ma chambre. Je venais de téléphoner à ma mère. Elle me demande comment je vais, s'inquiète. Aurait dû s'inquiéter bien avant, quand mon père me demandait gentiment de le tripoter. Ça me faisait bizarre mais ce n'était pas aussi troublant ou violent qu'on pourrait le croire. Il me parlait doucement, soufflait fort avec ses narines. Ouvrait sa braguette. Je voyais son gros machin vaguement excité, je me demandais surtout comment ça fonctionnait. Enfin, je n'étais pas à l'aise non plus, bien sûr. Il se formait comme une sorte de creux dans le temps, dans les émotions. Quel âge j'avais ? Je ne sais pas pourquoi je reviens là-dessus, moi. C'est du passé. Je vis avec, j'ai appris à vivre avec. Je ne peux pas lui en vouloir éternellement – à ma mère, je veux dire. Elle a réagi, un jour, tout de même. Je sais qu'il y a eu des histoires bien pires. Et beaucoup. Dans toutes les familles, à ce que disent les spécialistes, mais quel contour donnent-ils à une famille ? Bref, j'ai vu sortir Klevner et sans que j'en aie conscience, je me suis retrouvée debout devant la fenêtre, à l'observer. Il marchait tranquille en direction de la grande grille du parc. J'ai fait cette chose folle, ce tour de drame romanesque, qui est de vouloir suivre quelqu'un. Je suis donc sortie à mon tour. Depuis le perron, je le voyais s'éloigner dans l'allée, mains dans les poches, entrant dans l'ombre que fait la voûte des arbres à partir de là. J'ai pris l'escalier. En bas des marches, le gravier a crissé sous mon pas. Ça a percé le silence comme un cri. Klevner s'est retourné, m'a regardée assez longuement et j'ai eu honte. Confuse, je me suis cherchée vite une contenance, j'ai obliqué direction la maison des gardiens. J'ai eu la chance de voir Lucien qui réparait une grosse tondeuse, à peu près dans l'axe nouveau que je prenais. Klevner pouvait ainsi croire que c'était mon objectif au moment où je suis sortie. Il n'a pas pu penser que je m'intéresse assez à lui pour le suivre. Enfin, j'espère, parce qu'il ne s'agit pas de ça, fondamentalement.  J'étais plus excitée par le principe de la filature que par l'idée de surprendre quelque chose d'interdit ou de déceler un aspect de Klevner dont je me fiche éperdument. Lucien m'a vue approcher. Un peu surpris, souriant, il a suspendu son bricolage. Je me trouvais tellement bête, j'ai demandé comment ça allait, si le beau temps pouvait durer. Et j'ai eu droit à une heure de considérations sur le sujet et sur la mécanique des tondeuses, aussi.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 11

     

      Sans ce lieu particulier, il est probable que Syrrah aurait renoncé plus tôt. Non qu'elle eût jamais fantasmé une sorte de présence tutélaire et bienveillante émanant des livres, suffisante pour la retenir ici, mais Syrrha devinait une relation entre cette vaste bibliothèque et la fécondité supposée de Joël Klevner. En elle, une irritation se manifestait, une démangeaison sur ce point, qu'il lui fallait absolument soulager et qui lui imposait pour ce faire, de rester à Malvoisie. La bibliothèque d'Alexandre formait entre ses parois compactes un quadrilatère de belles dimensions et élevait ses registres de reliures multicolores sans interruption jusqu'à une corniche, à quatre mètres de hauteur, où de maigres ouvertures distribuaient un peu de jour. Au milieu de la salle, plusieurs tables de travail fichées en leur centre de lampes à monture de cuivre et globes de verre. Dans les angles, des lutrins supportant des ouvrages énormes, lourds comme des pierres. Il y régnait une odeur fanée un peu sucrée. Le vieil homme entra en chantonnant, déposa ses livres et demanda à Syrrha de ranger ceux qu'elle avait portés à côté des siens, sur la longue table centrale. « Tout ce savoir mort, hein ? » dit-il. Syrrha ne sut que répondre, voulut dénier, ou sourire comme si Alexandre avait glissé une plaisanterie, mais elle ne put que rester inerte, traversée par l'idée qu'il disait vrai. Elle devina qu'il acceptait ce deuil, n'y trouvait pas matière à tristesse et n'aurait pas conçu qu'un tiers puisse s'en affliger plus que lui. Alexandre Cot organisa les ouvrages sur la table, disposa stylographes, crayons, une pile de petits papiers découpés et plusieurs cahiers reliés, flétris par l'usage. « Je travaille sur des correspondances entre L’Iliade et L'Odyssée. Je prolonge l'idée de Fortassier reprise et complétée par Brunet, sur les constructions en miroir des deux ouvrages. J'ai trouvé des choses passionnantes. » Après un temps, il proposa à Syrrha de venir travailler ici. « Je suis silencieux, je ne vous dérangerai pas. Parfois, voir un autre travailler, ça aide. » Syrrah remercia et dit qu'elle y réfléchirait, se reprit pour dire qu'elle voulait bien essayer. Elle parcourut les rayons, glissa ses doigts sur le dos des reliures, retira un livre au hasard. « Combien de temps avez-vous mis pour les rassembler ? » Elle était de dos, vers un angle de la pièce et entendit le chariot manœuvrer. Alexandre se tournait dans sa direction pour lui répondre. Il fit un geste de sa main vieille qui hésitait « Une grande partie a été constituée par mes oncles qui avaient eux-mêmes hérité de la bibliothèque de leur père, un véritable érudit mon grand-père, un passionné, membre de l'Institut et de nombreux cercles scientifiques ou littéraires. Une histoire d'hommes comme vous le voyez, l'époque sûrement, on écartait les femmes, sans interdits cependant : c'était tacite. Mon père, lui, ne s'intéressait que médiocrement aux livres. Il les considérait d'abord comme un élément de décor. Il était architecte de formation mais il a poursuivi sa carrière comme décorateur pour le cinéma et le théâtre. Il s'est fait un nom et une fortune à Hollywood après la guerre. À la mort de son père, il est venu avec sa femme dans le pays, retrouver la fratrie et ses racines. Finalement, il a investi ce château qu'il a agrandi et décoré. À sa manière – son étrange manière. Et moi... » Il eut ce sourire d'elfe « Et moi qui aimais les livres et la lecture, j'ai organisé tout ça. J'ai complété, j'ai classé. J'ai continué d'acquérir des ouvrages. Oh, c'est assez empirique, mais enfin, l'ensemble n'est pas trop absurde. Les littératures étrangères sont presque toutes représentées, les disciplines scientifiques également, y compris les plus récentes, tant de choses. Mais enfin, ça ne vaut pas les capacités de l'internet, n'est-ce pas ? Tout ce savoir mort... » Syrrha fit mine de s'offusquer d'une déclaration qui lui semblait par trop artificielle, insincère. Vous aimez tout de même ces livres, ils vous passionnent, non ? Ils ont un intérêt, une substance ? Mais Alexandre soupirait, il ne voulait pas paraître exagérément blasé : « Oui, sans doute ». Syrrha devinait qu'il avait dépassé le stade de la vénération et concevait ses livres comme de vieux amis dont on rayera les noms, inévitablement, l'un après l'autre, dans l'agenda. « En fait, tout cela n'est pas essentiel, ou plutôt, s'il existe parmi les milliers de livres des milliers de bibliothèques à travers le monde, des ouvrages essentiels... Vous savez, l'empereur Qin, celui qui initia la construction de la grande muraille et qui a donné son nom au pays qu'il a réunifié, avait ordonné la destruction de tous les livres qui ne parlaient pas de médecine, d'agriculture ou de divination. C'était autour de 250 avant J.C., cependant, la Chine a poursuivi longtemps son chemin, n'est-ce pas ? Connaissez-vous le fatum librorum des anciens, le destin des livres ? Les Romains pensaient que malgré les désastres, les guerres et les destructions d'ouvrages systématiques ou accidentels, survivent les livres qui possèdent une vérité essentielle, disons les livres nécessaires. Ceux qui doivent être transmis sont ceux que le destin a épargnés. Cette idée me révulse, me hante. Mais elle me séduit. Elle donne du sens au fait que les œuvres de mon vieil Homère ont été sauvegardées. » Syrrha en l'écoutant, s'était déplacée devant les rayons et découvrit des romans récents, de l'année même. « Vos livres sont là, vous savez ? » s'amusa Alexandre, qui croyait avoir lu dans ses pensées, mais elle cherchait autre chose : « Il y a des livres de Joël Klevner ? » Elle se retourna, considéra le vieil homme, silencieux, qui la fixait sans expression. « Joël ne souhaite pas être publié. » Elle hocha la tête ; c'était une confirmation de ses hypothèses. « Vous avez lu son travail ? » dit-elle, avec une montée de salive acide qui empoisonnait les mots, elle sentit (avec colère, avec tristesse, déçue d'elle-même) la méchanceté sous la moindre syllabe, craignit qu'Alexandre ne la perçoive, mais il souriait toujours innocemment « Il n'aimerait pas que nous ayons cette conversation. » Il sourit encore, ç'avait été dit sans sévérité, avec de la tendresse. Joël est comme mon fils et je l'aime et je le respecte, il exige de moi une certaine réserve, je suis désolé, j'aimerais qu'il partage, j'aimerais qu'on le lise, je l'ai lu, mais il m'interdit d'en parler : voilà ce que Syrrha avait entendu dans la conclusion de monsieur Cot.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 10

     

    Lire devrait être l'activité la plus répandue à Malvoisie, si l'on considère le nombre d'ouvrages qui s'y trouvent, partout. Mais je vois que chacun s'obstine à trouver mieux à faire, et je ne fais pas exception. J'ai croisé Monsieur Alexandre dans la salle où trône une table de billard (monumentale, comme le sont généralement les meubles ici). Un endroit que j'aime bien, que je trouve reposant. C’est au rez-de-chaussée, du côté Est, la salle où le jour entre le plus crûment à cause de sa grande verrière. Mais la force du soleil y est immédiatement dispersée par une herse de plantes en pots, dressée contre l'appareil de vitres. Des dizaines de plantes, peut-être une centaine. L'arrosage occupe Mina pendant près d'une heure chaque matin. Cela va des grands ficus dont le chef heurte le plafond, aux mousses charnues et odorantes entretenues au sol dans des découpes du carrelage. Il y a du bambou, des arums, des fougères, des palmiers, des azalées, des bégonias, des philodendrons et d'autres plantes que je ne connais pas. Quand le soleil donne en plein, le matin, la vigueur des feuilles et des tiges filtre les rayons et asperge le mur opposé d'un miroitement de particules adamantines. Et sur ce mur, justement, comme mouillés de ces scintillements, se trouvent les livres d'une bibliothèque. Car dans presque chaque pièce de Malvoisie, il y a au moins une bibliothèque. Alexandre Cot faisait des aller-retours entre la table de billard et la bibliothèque qui tapisse toute la hauteur du mur. Son fauteuil alternait accélérations et décélérations électriques quand il prenait un livre sur un rayon, le mettait sur ses genoux, faisait demi-tour, puis se dirigeait vers le billard pour poser le livre sur le velours vert. Quand je suis arrivée, il y en avait une petite pile. En me voyant entrer, il a stoppé sa machine et désigné la table : « C'est un billard français. On le distingue du billard américain parce qu'il n'a pas de trous. J'y jouais souvent, je n'étais pas mauvais. » J'ai compris que c'était une manière pour lui de dire qu'il n'avait pas toujours été reclus dans ce fauteuil. Je lui ai proposé mon aide. « Vous ne devriez pas écrire ? » m'a répliqué Alexandre avec son air de petit elfe. Il m'attendrit. J'ai soupiré et dit, encore une fois, que je ne parvenais à rien. Autant m'occuper. Alors, il s'est retourné vers la bibliothèque en jetant cette phrase par dessus son épaule : Faites un livre ou nous vous casserons la tête. Dans le bruit du moteur, je n'étais pas sûre d'avoir correctement entendu. Pardon ? Monsieur Alexandre ne m'a pas répondu tout de suite, il m'a demandé de saisir un livre sur un rayon hors de portée pour lui. Celui-ci ? Celui-ci ? Il a acquiescé quand j'ai touché la bonne reliure. C'était une reliure de cuir brun, patinée, rehaussée de dorures à chaud, qui faisait du bien dans la paume, un ouvrage ancien, peut-être dix-huitième mais je n'y connais rien. Je le lui ai tendu en lui demandant de répéter sa phrase. Un grand sourire enfantin lui déformait la moitié du visage. Ses yeux pétillaient de cette malice que j'ai déjà remarquée chez lui. Il a repris doucement en articulant « Faites un livre ou nous vous casserons la tête » et m'a expliqué que cette phrase était la première d'un livre méconnu, mais génial, d'un auteur guère plus renommé que son œuvre : Le Bauld de Nans. L'incipit du Livre fait par force. Excellent début, excellent titre, non ? J'ai admis que oui, mais... Alexandre caressait le volume qui venait de rejoindre le haut de la pile, en me regardant « Le narrateur est enlevé sans explications et se retrouve dans un château, une pièce meublée, un peu comme votre chambre. On lui ordonne d'écrire un livre. Il sera nourri, on répondra à toutes ses sollicitations, sa seule obligation est d'écrire. Le sujet, la longueur, le genre et la manière n'importent pas. Il sera prisonnier tant que son ouvrage ne sera pas achevé ». « Et ça marche ? » Je crois que le résultat final reste inconnu du lecteur, hors le titre si je me souviens bien, un essai philosophique dont on ne saura que cela, m'a concédé Alexandre. En tout cas, ça donne un des textes les plus réjouissants du dix-huitième siècle. Très iconoclaste, très riche, très drôle, très original. Très moderne. Je me dis que vous devez vous sentir comme le héros du Comte Le Baud de Nans, sommé de produire de la littérature, mais désemparé face à cet ordre inacceptable. « C'est inacceptable, selon vous ? », le mot m'avait heurtée. Il me fixait, j'étais gênée de rester debout face à lui, cela l'obligeait à tordre le cou depuis son fauteuil « Illégitime, en tout cas » c'était une correction, il a secoué la tête pour me faire comprendre que inacceptable était indu, à la réflexion. « Illégitime, voilà. Enfin, vous êtes la seule à avoir le pouvoir de donner quelque légitimité à un tel ordre. » Estimant peut-être avoir outrepassé son devoir de discrétion, il a désigné la pile de livres « Je peux emporter ces livres tout seul, mais si vous n'avez rien de plus urgent à faire, vous pouvez vous joindre à moi. Je travaille dans ma bibliothèque. » Aucune urgence et j'adore la bibliothèque d'Alexandre, j'ai accepté avec reconnaissance.